Boulez mémoriale

Le Maître du temps : Pierre Boulez dirige “Mémoriale”
Installation de Robert Cahen
7 mn, deux projections HD en boucle sur une surface, couleur, sonore

Musique de Pierre Boulez, Mémoriale (1985) pour flûte et huit instruments.

Ensemble intercontemporain
Chef opérateur : Guillaume Brault
Montage : Thierry Maury
Ingénieur du son : Frédéric Prin
Production : Le Fresnoy - Studio national des arts contemporains

Le projet de Robert Cahen consiste à filmer Pierre Boulez dirigeant une de ses oeuvres, ici en l'occurrence Mémoriale, oeuvre de 1985 dédiée à la mémoire de Lawrence Beauregard, flûtiste à l'Ensemble InterContemporain. En filmant Pierre Boulez, l'auteur veut cerner et rendre visible la gestuelle inventée par cet immense chef d'orchestre.

Filmé en pied, image verticale, Pierre Boulez se présente face a nous, seul. Aucune image des instrumentistes ne vient troubler cette solitude, mais la musique est bien là et l'écoute du spectateur est dirigée par la précision de la gestuelle codée du Maître.

Le Maître du Temps.

Dans cette réalisation, le vidéaste tente de cerner la spécificité de ce langage des gestes.

Ce travail d'installation se veut un hommage du grand vidéaste au compositeur et au chef d'orchestre.



zkm.de Projection holographique


Typhaine Larroque

Le Maître du Temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale »

Vous les faites très bien les gestes ;
c’est une question de sentir le temps.
— Propos de Pierre Boulez lors de son cours de direction d’orchestre au Centre Acanthes en 1988. Extrait du film Naissance d’un geste d’Olivier Mille [1989, 55’10’’ ; production : Artline films ; Coproduction : Centre Georges Pompidou, La Sept].
 

L’installation Le Maître du Temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale » s’inscrit dans les expériences artistiques sur le temps réalisées par Robert Cahen notamment celles qui passent par l’exploration des diverses combinaisons de « partitions d’images 2 » et de sons. Elle témoigne de son profond intérêt pour la direction d’orchestre et rend hommage à la gestuelle que Pierre Boulez a inventée et apportée à la musique contemporaine.

 

Compositeur de formation 3, réalisateur et artiste vidéo, Robert Cahen a été sollicité en 1985 pour réaliser, à partir de la musique Répons (1981-1984) de Pierre Boulez, un prototype d’émission télévisée de musique contemporaine. Dans la vidéo Boulez-Répons 4 ainsi produite, le chef d’orchestre apparaît comme un « gardien du temps réel 5 ». Constituée d’images de Pierre Boulez, de ses musiciens et d’images additionnelles agencées sur la composition musicale, elle se structure autour de la direction d’orchestre dont la vitesse n’est pas modifiée alors que celle des autres images peut être altérée au moyen de divers degrés de ralentis et de trucages vidéographiques. Cette œuvre est ainsi fondée sur l’écoute : le temps des images additionnelles se dilate et s’adapte à la perception de l’œuvre musicale. De même, l’espace-temps de l’exécution de la musique par les instrumentistes se désynchronise de celui des sons permettant ainsi de ne pas asservir les images à la musique et vice versa au profit d’une création nouvelle née de l’expression conjointe du visuel et du sonore. En 2008, à l’occasion de la projection de Boulez-Répons dans le cadre de l’événement « Le Louvre invite Pierre Boulez », Robert Cahen rencontre 6 le compositeur et lui fait part de son désir de filmer uniquement sa gestuelle lors de l’interprétation de l’une de ses œuvres de son choix. Pierre Boulez accepte et propose de diriger la musique Mémoriale (1985). Alors que la vidéo Boulez Répons mêle le temps réel des images de la direction d’orchestre avec les temps perçus auditivement et visuellement, l’installation Le Maître du Temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale » (2011) met effectivement les spectateurs en action dans la durée de la réception afin de favoriser une écoute agissante.

Si l’installation de 2011 s’inscrit dans l’un des domaines d’expérimentation artistique récurrents de Robert Cahen, à savoir les expressions conjointes du son et de l’image, elle prend également part au processus de la création continue, défendu et mis en œuvre par Pierre Boulez. Ce mode de création se fonde sur une œuvre existante, quelque soit son médium (peinture, littérature, chorégraphie, composition musicale). Il postule que les œuvres, une fois créées, sont indépendantes de leur auteur et ont, à ce titre, une portée qui peut leur échapper. Toute œuvre est alors susceptible d’être réinvestie par d’autres artistes. Cela est le cas par exemple de la composition Le Marteau sans maître (1954) de Pierre Boulez qui a été inspirée par trois poèmes tirés du recueil éponyme de René Char. Création autonome à partir d’une œuvre littéraire existante, cette composition 7 a fait l’objet, par la suite en 1973, d’une chorégraphie de Maurice Béjart. Selon ce déploiement de créations, Robert Cahen imagine un dispositif mettant en scène Pierre Boulez dirigeant Mémoriale qui est l’une des nombreuses révisions de la partition …explosante-fixe… rédigée en 1971 et publiée en 1972 dans un supplément de la revue Tempo 8 consacré à Igor Stravinsky suite à son décès. Caractérisé par tout un réseau de références et d’inspirations internes et externes à l’œuvre de Pierre Boulez, le cycle …explosante-fixe… (1971-1993) emprunte son titre à une phrase de L’ Amour fou d’André Breton 9. Dans ce contexte, Mémoriale est une composition pour flûte et huit instruments (deux cors, trois violons, deux altos, un violoncelle) dédiée à Lawrence Beauregard, flûtiste de l’Ensemble InterContemporain 10, disparu en 1985 l’année même de la création de l’œuvre. Le « e » muet du titre renvoie certainement à la forme nominative du mot latin « memoriale » désignant la mémoire et le souvenir. Le passé peut émerger dans le présent sous la forme d’une durée déterminée, réglée et répétable, celle de la musique.


Dans Le Maître du Temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale », les images de Pierre Boulez, vu en pied et de face, en train de diriger l’Ensemble InterContemporain sont projetées sur un écran en bois de 2m20 sur 1m60. Le verso de la surface de projection accueille pour sa part les images du chef d’orchestre vu de dos. Six haut-parleurs placés à des endroits stratégiques diffusent Mémoriale et restituent la place des musiciens dans l’espace au moyen d’un mixage des sons de chacun des instruments enregistrés individuellement 12. Cette prise en compte de la spatialisation des sons peut évoquer la reconsidération, par Pierre Boulez, de la disposition topographique traditionnelle de l’orchestre au profit de recherches sur la répartition des instrumentistes par rapport à l’auditoire. À l’image, Pierre Boulez est isolé visuellement de son environnement : il se détache nettement d’un fond noir qui accentue sa présence corporelle. Aucun des neuf musiciens n’est visible et pourtant ils sont bien là, par le biais des sons de leurs instruments qui répondent aux gestes du Maître du temps. Grâce à la diffusion de la musique depuis six endroits, les sons des instruments occupent l’entièreté de l’espace, toujours de façon éphémère. Cette propriété des sons, observée par Michel Chion dans la vidéo Boulez-Répons de Robert Cahen 13, se manifeste différemment dans l’installation de 2011. « Le son, échappé du corps sonore, n’y retourne jamais, et vit désormais dans une autre sphère d’existence 14 », celle bien concrète de l’espace d’exposition du musée du Temps. Aussi, les spectateurs sont invités à percevoir la musique – non plus au moyen d’une désolidarisation entre « les images de l’exécution et l’audition de son résultat 15 » – mais, en l’absence de la vue des musiciens, par le biais d’une focalisation sur le chef d’orchestre. Robert Cahen explique : « Schaeffer m’a appris à écouter le son pour lui-même, à entendre ce qu’il y a dans un son hors du contexte de sa source sonore : écouter le son d’un violon sans penser au violon 16. » Similairement mais sur un autre plan, l’installation propose aux spectateurs d’écouter et de voir la musique indépendamment de son exécution.

Si les sons acquièrent leur autonomie vis-à-vis des mouvements corporels qui les génèrent, ils réaffirment par la même leurs relations avec la direction d’orchestre, avec les gestes qui les mesurent et qui rythment leur apparition, leur évolution, leur extinction. Le dispositif met en scène Pierre Boulez dans une épuration contextuelle qui permet de concentrer l’attention des spectateurs sur ses gestes. Lors du tournage, les instrumentistes ont été placés derrière des rideaux noirs, en face et en contrebas du chef d’orchestre afin qu’ils ne soient pas dans le champ de la prise de vue. La communication passait moins par le regard que par le biais de la gestuelle de Pierre Boulez concentré sur sa grande partition qui est visible partiellement dans les images montrant le Maître du temps de dos. L’attitude expérimentée du chef d’orchestre et ses gestes retenus mais précis traduisent la traversée des différents tempi de la composition dans son être de façon moins expansive qu’au début de sa pratique de chef d’orchestre car le compositeur cherche, avec ses gestes modérés et mesurés, à révéler la partition, l’annotation scripturale des temps de la composition 17. Autodidacte dans l’art de diriger, Pierre Boulez s’est forgé chef d’orchestre par l’observation lors de concerts, et l’installation de Robert Cahen offre précisément aux spectateurs les conditions d’une observation fine de sa gestuelle. D’autant plus que l’œuvre montrée en boucle permet aux spectateurs de réitérer l’expérience musicale et visuelle suite à un temps de noir et de silence. Le public peut alors prendre la mesure de la singularité de la direction de Pierre Boulez qui n’utilise pas de baguette mais toute la « souplesse d’articulation 18 » de ses bras et de ses mains pour conduire les sons. Le chef d’orchestre explique qu’il s’agit d’associer cette malléabilité corporelle à « la rigidité dans les rapports numériques 19 ». À travers la contemplation de cette gestuelle, les spectateurs peuvent adhérer aux temps striés (ou pulsés) et aux temps libres auxquels seuls l’instant de départ et celui de fin sont indiqués aux musiciens afin de leur donner une autonomie contrôlée et temporaire avant de les « ramener dans le groupe 20 ». De la sorte, le dispositif conçu par Robert Cahen donne l’opportunité aux spectateurs de faire l’expérience perceptive, tant sonore que visuelle, d’une succession imprévisible de quatre types de séquences 21 qualifiés par une couleur harmonique et un rythme et ce, telle qu’elle ne peut pas se faire dans les conditions de concert. Dans l’installation qui aménage une place au public face à Pierre Boulez au moyen d’un banc, « l’écoute du spectateur peut être dirigée par la précision de la gestuelle codée du Maître 22 ». De plus, les spectateurs sont placés auditivement au plus proche du chef d’orchestre, à l’endroit même où il se trouvait lors du filmage. Les haut-parleurs qui cernent l’espace offrent « une diffusion sonore répartie en six points [qui] recrée l’espace sonore telle que Pierre Boulez la perc[evait] 23 ». Au cœur de la performance musicale, les spectateurs peuvent tenter de « lire la musique au bout des doigts 24 » et recevoir les « gestes de connivence 25 » effectués par Pierre Boulez à l’attention des instrumentistes. Sonore et visuelle donc, l’expérience des spectateurs est aussi sensorielle et émotionnelle, cognitive et culturelle. La succession de séquences stables, instables ou irrégulières, rapides, modérées ou lentes implique plusieurs échelles de temps. Aussi, il convient de convoquer, à la suite de Philippe Lalitte, la « forme expérientielle » qui engage notamment « la mémoire épisodique 26 » combinant des événements musicaux à un visuel, ici l’attitude de Pierre Boulez en train de diriger. Le musicologue retient le terme « forme expérientielle », en écartant l’adjectif « “perçue”, pour exprimer l’idée d’une forme qui soit le résultat de l’expérience accumulée par l’auditeur pendant l’écoute de l’œuvre »

Dans la durée de l’expérience, la présentation de Pierre Boulez de face et de dos met aussi en jeu le visible et le non visible. À l’encontre de la projection synchrone effectivement réalisée, l’avant et l’arrière du corps du chef d’orchestre sont alors donnés à voir – non pas simultanément – mais alternativement. Les deux séquences d’images se cachent réciproquement, disparaissent et apparaissent en fonction du déplacement des auditeurs-spectateurs, chacune révélant une apparence que l’autre recouvre. La liberté de point de vue et de point d’écoute avec laquelle les spectateurs peuvent appréhender l’attitude corporelle de Pierre Boulez favorise leur investissement dans l’audition de la musique. Anne Labussière et Jean-Marc Chouvel constatent : « Par quelque biais qu’on l’aborde, une œuvre comme Mémoriale ne saurait se dévoiler par la seule approche analytique 28. » La perception de la musique offerte par l’installation Le Maître du Temps – Pierre Boulez dirige « Mémoriale » semble bien fournir une alternative à la compréhension de la composition par l’analyse en donnant l’opportunité aux spectateurs de pressentir, tant par le biais de l’ouïe que de la vue, les valeurs temporelles de cette révision du cycle …explosant-fixe…

 

 
Je suis touché par l’efficacité, la liberté d’écoute, la beauté que propose Robert Cahen dans cette mise en espace de Mémoriale
— Pierre Boulez, novembre 2012
 

Le Fresnoy - Studio national des arts contemporains, Tourcoing - 2011



Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, France - 2014




Teatro Colón - à Buenos Aires, Argentine - 2017