Un entretien avec Robert Cahen dans le Magazine "Bref" n°100, revue du court métrage.
CAHEN/BOKANOWSKI, CRÉATEURS DE PROTOTYPES FORMELS
Deux artistes visuels et expérimentaux, Patrick Bokanowski et Robert Cahen, qui travaillent sur les images et les sons depuis les années 1970, évoquent leur manière de créer et de réfléchir sur la genèse de leurs œuvres. Des univers surprenants et éblouissants s’ajourent, des points de sutures apparaissent qui font rebond sur une philosophie originale et polysémique de la création contemporaine, entre artisanat assumé et nouvelles technologies.
Patrick Bokanowski et Robert Cahen sont des créateurs de la même génération (1) qui ont réalisé leurs premières œuvres il y a une quarantaine d’années. Ils n’ont pas opté, a priori, pour les genres esthétiques dans lesquels les inscrit. Du simple fait que ces concepts, aujourd’hui balisés, étaient, alors, en gestation. Bokanowski deviendra un représentant majeur du cinéma expérimental et d’animation moderne français, et Cahen un pionnier de l’art vidéo. Le cinéma expérimental et l’art vidéo ne constituent pas des buts en soi pour ces deux cinéartistes, mais découlent de leurs années d’apprentissage, de leurs questionnements sur le traitement du son et de l’image, et de l’élaboration d’instruments spécifiques de filmage, de montage et de mélange d’images. Leurs productions oscillent entre constructions très élaborées et paris sur le hasard et l’invention. Mais, bien malin qui pourrait décrypter, spontanément, ce qui relève de l’une ou l’autre catégorie (maîtrise pu hasard) comme l’entretien croisé qui suit le suggère. Cahen et Bokanowski sont proches l’un de l’autre, connaissent leurs travaux respectifs et, si leurs choix esthétiques divergent, une même éthique artistique les unit.
SCHAEFFER, DIMIER : LES MENTORS
C’est en apprenant qu’on peut manipuler l’image électronique, comme les sons, que vous vous lancez, Robert, dans la création audiovisuelle ?
Robert Cahen : Je suis compositeur de formation. Le Service de la Recherche de l'ORTF, où officiait Pierre Schaeffer (2), et par où je suis passé, avait un département de recherches musicales dans lequel j'ai appris la composition en musique concrète le GRM,un département de recherches"images" et un de recherche"technologique"où s'inventait des prototypes comme, le diafilme ,machine a filmer les diapositives ou bien " le truqueur universel"(*construit par Coupigny) ,machine qui permettait de faire de l'images de synthèse ,des spheres ,des figures géometriques, , et d'agir sur le signal électronique pour ,entre autre, coloriser les images. Cette machine modulaire avait bien d'autres possibilites.d'où son appelation "universelle!". J’ai d’abord visité en curieux les studios vidéo dotés de ces machines permettant la manipulation de l'image electronique. puis tres vite, m'exercer avec les techniciens ; c'etait au depart comme un jeu ,mais tres vite je me suis mis à travailler sur des images personnelles,des photos que je prenais a l'époque , experimentant sans but precis les possibilites des instruments mis a ma disposition. Il n’y avait pas alors, chez moi, un désir particulier d’aller vers la vidéo ou vers le cinéma, mais j'ai saisi l’opportunité qui s'offrait à moi pour proposer de réaliser des essais. (Pierre Schaeffer aimait parler d'études.)Si je m’exerçais à la composition en musique concrète, je me retrouvais dans les studios vidéo à pratiquer le même genre de transformations, d'effets , appris pour cette fameuse musique concrète, je veux dire couper des sons ,ou couper des images, inverser le sens du déroulement du temps ,mélanger des sons ou mélanger des images tout ces manipuations se ressemblaient, ne me posaient aucun problème.Mais je me suis mis a pratiquer plus la vidéo que le cinéma parce j'avais les machines a portée de mains!. Dès 1971, j’ai pu ainsi m'essayer à la video et faire des trucages "de sens" sur l'image mais aussi étrange que cela aussi soit ,je l'ai pratiqué autant à partir de photographies que d'images tournees en pellicule!!.
Pour L’invitation au voyage (1973), je suis parti en “tournage film”, avec une équipe. Il n’y avait pas de caméra vidéo légère à cette époque au Service de la Recherche. C’est donc avec deux caméras 16 millimètres, dont une permettant la grande vitesse (deux cents images par seconde), que je suis allé tourner. Je filmais sans scénario précis.juste une idée de départ disons le "projet" J’ai, ensuite, procédé, au télécinéma des images filmées et prémontées, ce qui implique le transfert film en vidéo mais sur des bandes de deux pouces de large. nous sommes en 1972! Je me suis ensuite servi du fameux Truqueur Universel de Coupigny surtout pour la colorisation des images noir et blanc.Le montage final s'est fait en vidéo, à la volée ! Je devais réaliser un court métrage, en partant – comme un sculpteur transformant sa matière – d'un matériau de base d'abord truquées puis montées pour en faire surgir la forme finale.
* Photographe, vous pratiquez le dessin, vous étudiez l’optique, la chimie. Vous êtes déjà, Patrick, maître de votre univers lorsque vous réalisez, en 1972, un premier film : La Femme qui se poudre.
P. B. : Maître de mon univers ? Je ne peux pas dire ça. Je me demande même si les commencements, lorsqu’on ne maîtrise pas grand-chose, ne sont pas les plus féconds, justement du fait même de ces méconnaissances techniques qui autorisent beaucoup de choses.
Un programme de la Cinémathèque française m’a influencé à mes débuts. Les mêmes films étaient présentés une fois par an : Le Ballet Mécanique de Fernand Léger et Dudley Murphy (1924), Emak Bakia de Man Ray (1926), La Coquille et le clergyman de Germaine Dulac (1928), Un Chien andalou de Luis Buñuel et Salvador Dalí (1929), Le Sang d’un poète de Jean Cocteau (1930). Je me sentais attiré par ce cinéma, ainsi que par les films d’animation de Norman McLaren, bien plus que par le cinéma traditionnel.
J’ai commencé à tourner des essais de films vers quinze ans. Puis j’ai été assistant sur le premier court métrage de Claude Berri. J’ai contacté, à l’époque, Alain Resnais et je lui ai demandé si je pouvais avoir un poste sur un de ses films ou assister à un de ses tournages. Il m’a reçu, et m’a demandé quel était mon but. “Devenir réalisateur“ lui dis-je. Il me répondit : “Je n’ai jamais pu, personnellement, assister à un tournage autre que celui de mes films ; si vous voulez être réalisateur, eh bien, réalisez ! ”.
Il y a eu, ensuite, ma rencontre avec le peintre Henri Dimier (3). Son père, critique d’art, lui avait transmis une connaissance approfondie de l’optique et des phénomènes perspectifs. Je lui montrais régulièrement mes bouts d’essais de photos et de films, confectionnés dans le petit labo de ma chambre. Dimier m’a, alors, proposé d’occuper une pièce de son atelier et d’être, non pas son élève, mais son assistant pour des essais photographiques. Il faisait sienne l’expression de Cocteau, “L’œil de vache de la photographie”, et pensait que les optiques actuelles étaient trop limitées, toutes semblables, et que la photo avait mal dévié, après des débuts prometteurs où les photographes tentaient de poursuivre les expériences très anciennes des peintres en allant au delà du rendu réaliste. J’ai repris, sous sa direction, pas mal de procédés du début de la photographie : sensibilisation des papiers, fabrication d’objectifs, photos avec objectifs multiples, sténopés, solarisations … Après trois ans passés sur ces essais et études, j’ai commencé la réalisation de mon premier film La Femme qui se poudre.
R. C. : Je n’avais, personnellement, aucune éducation plasticienne ni technologique. L’école schaefferienne m’a donné le sens de l’expérimentation. De cet enseignement s’est dégagée l’idée force qu’on devait prendre les machines à contresens de ce qu’elles peuvent offrir.Pierre Schaeffer disait qu’il ne faut pas demander à la machine uniquement ce qu’elle peut nous donner, mais de faire des" trouvailles "en la “violentant”, en lui demandant des choses qu’elle ne saurait, en principe, pas faire. On pouvait commencer à penser, créer, réaliser, à partir, justement, de la “trouvaille”.
C’est cette petite chose qui m’a agité, et m’a permis de me servir des machines sans complexe. C'était quand même, rappelons-le, la “préhistoire” de la vidéo. J’arrivais à créer en tournant des boutons dont j’ignorais (en partie) les fonctions. La vidéo permettait de voir, tout de suite, l'effet du geste. Je ne connais pas, comme Patrick, les lois de la physique ni les modes de propagation de la lumière. Je sais, en revanche, que si je tourne tel bouton dans un sens, j’obtiens une saturation de mon image électronique; si elle me convient, je la garde. J'explore, je cherche, jusqu'à ce que je trouve. Pierre Schaeffer aimait à rappeler cette phrase que Picasso citait souvent : “Je trouve d'abord, je cherche ensuite”. Je trouve les éléments de mon œuvre en expérimentant ainsi. Les résultats deviennent, ensuite au montage, la matière première de l’œuvre que je construis.
Comme Patrick, j’ai beaucoup pratiqué la photographie. En arrivant à Paris, j’ai fait, innocemment, des photographies de poupées anciennes. Une amie, Christiane Sacco, trouvant qu’elles avaient un côté très vivant, m’a fait rencontrer le psychanalyste Jo Attié, qui m’a dit : “Ça m’intéresserait que vous fassiez d’autres photos de poupées, car j’ai un texte poétique et théorique à écrire, et ce que je vois là, me plaît et m’inspire”. J’ai donc photographié des poupées anciennes, de collection, en allant chez des antiquaires ce qui a débouché sur un livre (en 2009) et un film, Poupées… qu’on les appelle (coréalisé avec Jean-Pierre Saire,en 1972) sur un très beau texte de Jo Attié qui a été le concepteur du film. Nous avions aussi rencontré Hans Bellmer et Michel Foucault, tous deux très intéressés par le sujet.
J'ai réalisé, en 1971, un tout premier film en 16mm noir et blanc, Portrait de famille (4) : c'était juste à la fin de mon stage de musique concrète, une manière de régler mon problème avec ce père symbolique qu’était Pierre Schaeffer. Tous les membres du Service de la Recherche (environ deux cents personnes) ont été photographiés, puis j'ai enregistré leurs réactions au regard des photos que je leur présentais. J’ai réalisé cette production en banc-titre et avec une monteuse film.
P. B. Pour aller dans votre sens, Raphaël, on peut trouver des similitudes entre nous dans cette période de formation. Mon épouse, Michèle Bokanowski (5) travaillait avec Pierre Schaeffer et, moi, avec Dimier, et l’on peut comparer l’influence que ces personnages hors normes exerçaient sur Robert comme sur moi, et aussi la distance que l’on voulait garder vis-à-vis d’eux.
R. C. : L’apprentissage de cette musique consistait, pour simplifier, à savoir enregistrer des sons, puis à les travailler sur des magnétophones, à apprendre à les mélanger entre eux, à faire des boucles : toutes sortes de manipulations qui peuvent s’apprendre très vite. Dans les studios vidéo, les machines permettaient les mêmes types d'effets mais pour les images!.
P. B. : Pierre Schaeffer disait que la différence entre artiste et non artiste, c’est la manière d’aborder les machines. Et toi, Robert, lorsque tu utilises une machine, tu utilises ses déviations et aussi ce qu’elle ne veut pas faire. C’est le contraire de ce que font les techniciens.
R. C. : On a eu cette chance de bénéficier dans ce lieu unique qu'était le Service de la Recherche ,des réflexions sur l’image, sur la communication et sur la manière de travailler les sons, les images, ce qui ouvrait les champs de la création à l’infini.
“IMAGE SUGGESTIVE” VERSUS “TROMPE-L’ŒIL”
J’écrivais au sujet de L’Invitation au voyage : “ Dans ce travail, je m’essayais à la peinture de l’image en mouvement, n’hésitant pas, tel un enfant, à mettre trop de couleur sur l’image, à la faire baver et vibrer, je tentais également de faire vivre des photos noir et blanc en faisant courir sur l’image des couleurs”.
* Patrick, vous élaborez tout avant le filmage : décors, masques, pour en faire, de bout en bout, du matériau modelable et contrôlable. Une référence à Fellini éclaire votre démarche : dans Roma, Fellini, qui disposait de l’espace réel du métro, a, pourtant, souhaité le reconstruire en studio pour en refaçonner les contours.
P. B : Oui. Fellini a reconstruit en studio un immense décor du métro de Rome; il en a expliqué la raison : pour lui aussi, les optiques ne donnaient pas d’images assez frappantes pour l’imagination. Filmer dans le métro réel n’aurait pas permis de rendre la puissance imaginaire qu’il souhaitait. Il lui fallait forcer les perspectives, les éclairages !
C’est vrai qu’il y a dans mon travail une base théorique, et ce sont souvent des envies techniques qui me font entreprendre un film. Mais j’essaie, ensuite, de pas “bloquer mon esprit”, et de voir ce qui se passe dans le concret. Je veux dire, par là, discerner quels sont les éléments tournés qui sont prometteurs ; voir les “pistes” à suivre, et au besoin dévier de mon projet initial. Le projet et l’imaginaire sont une chose ; les séquences qu’on a réussies à capter en sont une autre. Si je me réfère encore à Dimier, un de ses leitmotive était : “Liberté, fantaisie, hasard”. Le hasard peut jouer un rôle énorme. Par exemple, au cours d’une séquence de La Femme qui se poudre, un homme verse imperturbablement du café jusqu’à ce que sa tasse déborde; mais j’ai fait une erreur lors de la manipulation d’un négatif : cela a provoqué des coups de voile sur la pellicule. J’ai gardé ces éclats de lumière involontaires et le personnage se retrouve ainsi au cœur d’une tempête où il est environné d’éclairs…la scène devient plus onirique.
* Robert, en écoutant vos premières compositions musicales, on a comme une préfiguration du travail de Bokanowski, plus que de vos vidéos ultérieures, qui sont plus fluides…
R. C. : En fait, ce que vous retrouvez, dans mes compositions, c’est la partie du travail sur le son que nous a appris Pierre Schaeffer, et que Michèle Bokanowski a appliquée dans les films de son mari. Il y a des croisements entre nous, et des choses qui nous ont questionnés, l’un et l’autre. Michèle Bokanoqwski a composé la musique d’un de mes films, Solo, (1989), j’ai accompagné certains tournages de L’Ange (1982) et fait, aussi, des photos de plateau sur ce film. Comme je travaille sur la perception, sur la notion de passages (apparitions-disparitions) dans le cadre d’un cinéma qui ne raconte pas vraiment d’histoires, les possibilités expressives sont infinies. Le fait de faire apparaître ou disparaître une personne, un objet, d’utiliser le brouillard pour masquer des personnages, ce sont déjà des structures narratives où le suspense peut être présent et créer de l’inquiétude. Je suis connu comme un spécialiste du ralenti (Jean-Paul Fargier dixit), j’ai vite découvert que le temps dilaté “fictionne” la réalité. Avec les moyens de la vidéo qui permettent de mélanger, de multiplier, de trouer, de ralentir les images, cela est devenu évident. Toutefois, tout ceci s’inscrit dans une perspective cinéphile. J’avais vu beaucoup de films avant de me lancer dans ce travail sur l'image.
* Vous utilisez, chacun à votre manière, les failles du langage pour dérouter le regard, pour nous conduire vers des chemins inconnus qui façonnent des œuvres visuellement surprenantes. Que ce soit L’Ange de Patrick ou L’Entr’aperçu et Trompe-l’œil de Robert. Ce dernier titre peut-il être envisagé, par vous, comme programmatique ?
R. C : Lorsque j’ai conçu L’Entr’aperçu (1980), j’avais découvert le spectron. C’est une machine qui génére des trames. Je me suis aperçu qu’en mélangeant les trames de ce spectron avec de l’image réelle, on voyait, tout d’un coup, des images réelles couler le long de ces trames, découpées en petites lanières, et obtenir un effet optique que j'ai trouvé incroyable. Je me suis intéressé à la fascination que provoque le jeu ininterrompu entre ce que l’on cache et ce que l’on dévoile. L’Entr’aperçu est le film qui m’a convaincu du sens de ces expérimentations et que j’ai, poursuivi de diverses manières dans mes films. Tout un "programme!!"
P. B. : Le mot trompe-l’œil ne me convient pas.
R. C. : Pour moi, il convient uniquement au film homonyme de 1979.
* Vous allez développer. Mais je garde l’expression qui servira de base de réflexion.
P. B. : J’essaie de réaliser des images suggestives, les images qu’on a dans la tête, proches si possible de celles des rêves, moins mécaniques et réalistes que les images cinématographiques ordinaires. L’œil ne voit pas comme les anciennes photos Kodak. L’appareil photographique ne traduit pas bien les images mentales. Notre vision est constamment reconstruite. La mémoire, les connaissances, l’imagination, le psychisme de chacun contribuent à fabriquer instantanément sa perception du monde extérieur.
Pour moi l’expression trompe-l’œil doit être remplacée par images suggestives. Pour arriver à générer ces images non réalistes, j’utilisais, dans L’Ange, en plus d’instruments optiques différents, des masques. Je voulais que les personnages s’intègrent entièrement dans une image recomposée, très graphique, que je travaillais image par image au banc titre virtuel. Je m’étais aperçu que le visage d’un acteur tel quel, au naturel, était trop réaliste. D’où l’idée d’utiliser des masques que je peignais et des costumes peints également. Les masques avaient l’avantage de créer un univers symbolique.
R. C. : Il y a aussi une dimension psychologique dans la façon dont nous nous emparons de la réalité pour la retransmettre d’une certaine manière. Cette manière n’utilise pas l’idée du trompe-l’œil, mais essaie de susciter des émotions que nous avons en nous. S’il y a un flottement dans la représentation, cela me convient très bien. Ce qui est important, c’est ce que j’arrive à suggérer dans un plan que je choisis après l’avoir transformé. Comme je travaille sur la limite entre narration juste et objective d'une histoire, et sa dénaturation par les effets électroniques, j'espère toujours que le récit relatera ces aventures de l’image.
SECRETS DE FABRICATION
Les rapports du son et de l’image dans Trompe-l’œil et L’Entr’aperçu apportent, aux plans, leur part de fiction par une charge affective. J’ai utilisé, dans L’Entr’aperçu, des sons de dialogues de Fellini à l’envers. C’est après avoir “truqué” mes images que j’ai décidé d’utiliser deux personnages qui reviennent de manière récurrente. Tout ceci est composé afin que le spectateur ne soit pas entièrement perdu.
* Si on analyse L’Ange et Juste le temps, deux œuvres contemporaines, on croit saisir vos différences de méthodes. Pour L’Ange, tout semble recréé in vitro : décors, escaliers, masques, émulsions… Dans Juste le temps, ces mêmes “images suggestives” semblent conçues in vivo : les paysages aux alentours vus par la vitre train ou surimprimés sur les “traces” de l’homme et de la femme qui se croisent.
R. C. : La genèse de Juste le temps (1983) n’est pas connue. On m’avait proposé de réaliser une fiction vidéo. J’ai travaillé avec un scénariste, Hervé Lachise. Il s’agissait de mettre en scène, dans ce court métrage, la rencontre de deux personnes durant un trajet ferroviaire. Le film a été tourné. Je me suis aperçu, en visionnant mes rushes, que, si je montais mes images telles quelles, cela donnerait une série B. Tout était filmé trop banalement, cela ne fonctionnait pas. J’ai dit au producteur de l'INAde l'époque, Denis Freyd : “Je ne peux pas monter ce que j’ai tourné, bien que j’en ai suivi le scénario. Permets-moi de reprendre en mains mes images et d’aller dans les studios de trucage. Laisse-moi transformer mes images, et je vais te donner quelque chose de différent comme je sais le faire”.
Denis Freyd a accepté et m'a fait confiance. L’un des techniciens de l'INA, Jean-Pierre Mollet, avait retrouvé le fameux “effet oscilloscopique”, que les Vasulka, pionniers de l’art vidéo, ont découvert quelques années auparavant, et qui permet de mettre du relief dans l’image. L'image originale passe par un oscilloscope, qui retransmet l’image en relief (en creux ou en plein), le résultat, refilmé, doit être recolorisé – pour ne pas être “couleur vert oscilloscope” – et replacé sur l’image d’origine. C'est une véritable réinterprétation de la réalité. J'ai vite obtenu deux heures de rushes de paysages truqués, mais aussi deux heures d’action avec les deux voyageurs.
Comment monter le tout pour en tirer un court métrage ? C’est grâce au monteur Éric Vernier, qui m’a contraint à justifier tous les plans que je choisissais, que cela a abouti. Le moment crucial a été la création de la partition sonore par Michel Chion. J’ai donné à Michel, une fois le film monté, les sons du tournage, et il a récréé, en studio, les séquences sonores et musicales. Michel Chion a signé là une bande sonore magnifique qui structure le film et lui donne sa force expressive.
Je suis toujours intéressé par le langage cinématographique, même lorsque je retransforme des images hors de la narration traditionnelle. J’allais beaucoup au cinéma, au théâtre, mais je n’ai pas appris à apprendre comme Patrick. Je n’ai pas suivi d’écoles, mais par exemple
c’est dans une conception cinématographique que je coupe au lieu de faire un fondu enchaîné, comme c’est courant en vidéo.
* On sent dans vos films, Patrick, une recherche de la spiritualité. L’Ange suggère une idée vision d’élévation.
P. B. : Le film était nourri de références littéraires et graphiques : les Prisons imaginaires du graveur et architecte italien Piranèse, les écrits de Swedenborg, le Traité des couleurs de Goethe. Cela a influencé, nécessairement, les images du film.
POROSITÉ DES CATÉGORIES
* À partir des années 1980, vous devenez, Robert, un grand voyageur, cela influe-t-il sur votre travail ?
R. C. : Je me mets à voyager en 1984-86 avec les Cartes postales vidéo et pas seul (6). C’est venu sans que je le décide moi-même. Puis, j’ai eu une commande pour faire un film sur l’identité sonore de la ville de Hong Kong (Hong-Kong Song, 1989) ; c’était la première fois que je mettais les pieds en Asie. Je suis aussi allé en Chine – Hong Kong était, alors, un protectorat britannique. J’ai intégré quelque chose, dans le profil de mon œuvre, après cette première rencontre avec l’Asie. J’avais envie de l’approcher puis de la filmer. Plus tard, une rétrospective de mon travail s’est tenue à Pékin. J’ai demandé, alors, à Claude Hudelot, l’attaché culturel, qui m'avait invité, la permission de faire un long périple en Chine, d’où est sorti le film Sept visions fugitives (1993). Ce qui compte dans le voyage c'est "l'invitation "qu'il propose!
* Avec La Plage (1992) vous cherchez, Patrick, de nouveaux objectifs. La surface visuelle de vos films devient encore plus compacte, pour s’assouplir à nouveaux et éclater en feux d’artifices dans Battements solaires (2008). Vous trouvez votre “ ailleurs ” à l’intérieur de vous.
P. B. : Je suis un “voyageur immobile”, selon l’expression bien connue, et j’ai mon atelier comme univers. En fait, tout part de “déclencheurs”. Pour Robert, c’est l’idée de voyager, et de réaliser des “vidéos documentaires et poétiques” ; pour moi, c’est mon atelier et les essais techniques. Robert et moi, nous nous connaissons depuis 1971. On a souvent échangé des idées, vu nos films. Et chacun a gardé sa manière de faire.
R. C. : Je dois, maintenant, trouver, ailleurs, mon univers. Je sais que je vais m’intéresser aux personnes rencontrées. J’essaie d’éviter l’exotisme, ce n’est pas toujours évident. Quand, dans Plus loin que la nuit (2004), je suis au marché de Hanoï (7), ce n’est pas celui de Bercy : cela est évident dans ma manière de filmer. Si je touche fortement ceux qui vont voir mes images, cela signifie, peut-être, que je touche à quelque chose d'universel ?
P. B. Je suis toujours travaillé par cette envie d’essais, de prototypes. J’ai repris l’étude d’optiques, de miroirs multiples, de miroirs sculptables; des prismes à eau, des lentilles brutes non travaillées ...un dédale d’essais.
De prises de vues en extérieur, plus nombreuses que dans mes précédents films, m’ont conduit au film La Plage. Pour Battements solaires, je ne souhaitais plus diriger des acteurs mais plutôt prendre pour base des spectacles existants (8). Je suis parti de l’idée qu’un flot de matière se transformerait en permanence durant le film et des événements, ou actions, surgiraient par moments dans ce flot continu. Il se trouve qu’une troupe de comédiens, L’Attrape-Théâtre, partage mon atelier; cette troupe jouait une pièce contant l’histoire du théâtre d’Eschyle à Koltès. Cela pouvait devenir un bon matériau. J’ai tout filmé, sans évidemment savoir à l’avance quelles parties se prêteraient à des transformations d’images ayant un lien avec mon projet. C’est un sketch tiré de L’Illusion comique, de Corneille, qui m’a le plus servi ; il s’agit d’un combat grotesque entre deux épéistes, ralenti huit fois et emboîté dans ce flot d’images, puis mélangé avec des éléments de feux d’artifices, de mer en mouvement à l’envers : cela donne des personnages “extraterrestres ” dans un désert de sable. Les acteurs eux-mêmes ne se reconnaissent pas…
RC : Quand on tourne, on ne voit pas toujours ce qu’on filme. Il faut donc relire les images. C’est la lecture des images qui devient éclairante.
* Peu importe, pour vous deux, le matériau, c’est le geste créateur qui prime. Les catégories cinéma expérimental, d’animation, art-vidéo sont-elles, encore, pertinentes ?
P. B. : Je croyais, tout au début, faire partie de l’univers de l’animation, du dessin animé car je travaille souvent image par image. Mais c’est le monde de l’expérimental qui m’a adopté, donné des prix à mes films, et contribué à les faire connaître le plus. Quant aux catégories, on aimerait bien s’en passer, mais il y a une commodité à en créer et à classer les œuvres. Dans chaque genre, il y a des merveilles, alors qu’importe le genre ?
R. C : Au début, l’art vidéo avait besoin d’exister, donc de trouver sa spécificité. J’ai participé, à ce moment-là, à la constitution de cet art. Puis, j’ai suivi un chemin personnel. Au moment où l’on a pensé qu’il n’était plus nécessaire d’avoir sa spécificité, l’utilisation d’images de films mélangées à des images vidéo n’a plus posé de problèmes (7).
Chez Patrick, par exemple, ce qu’il apprend par l’expérimentation des technologies (optiques) est toujours dépassé par la magie de sa création. Quelque chose se détache une fois l’œuvre terminée, et on oublie le background technique mis en œuvre. On oublie la technique, car il a un monde fantasmatique très fort en lui. Le film est plus fort que ses techniques.
Propos recueillis et texte de Raphaël Bassan (mai 2011)
Notes
(1) Patrick Bokanowski est né en 1943 et Robert Cahen en 1945.
(2) Pierre Schaeffer (1910-1995), chercheur, théoricien, est l’inventeur de la musique concrète. Directeur du Service de la Recherche de l'ORTF jusqu'en 1974.
(3) Henri Dimier (1899-1986), peintre. Patrick Bokanowski lui consacre en 1984 un documentaire : La Part du hasard (52 mn).
(4) Parmi les films de Robert Cahen cités, seuls Portrait de famille (1971, 24 mn) et Poupées…qu’on les appelle (1972, 14 mn 30) sont en argentique. Le reste est en vidéo.
(5) Michèle Bokanowski est compositeur. Elle a réalisé la musique de la plupart des films de Patrick Bokanowski.
(6) Soit 430 très courts métrages de 30 secondes chacun réalisés par Robert Cahen, Stéphane Huter et Alain Longuet.
(7) Plus loin que la nuit (2005, 10’) ou Bling Song Bling Song (2007, 4’), tous les deux filmés au Vietnam, relèvent autant de l’art-vidéo que du documentaire essayiste.
(8) Éclats d’Orphée (2002, 4 min 30 avait été déjà réalisé à partir des répétitions d’acteurs préparant la pièce Orphéon mise en scène par François Tanguy.
Durée des films de Bokanowski et Cahen cités dans le texte (hors notes)
L’invitation au voyage (1973, 9 mn), La Femme qui se poudre (1972, 18 mn), Solo, (1989, 4 mn), L’Ange (1982, 70 mn), L’Entr’aperçu (1980, 9 mn), Trompe-l’œil (1979, 7mn 30), Juste le temps (1983, 13 mn), (Hong-Kong Song, 1989, 21 mn 30), Sept visions fugitives (1993, 35 mn) La Plage (1992, 13 mn), Battements solaires (2008, 18 mn).
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DVD :
Robert Cahen
Écart Productions a sorti en 2011 un coffret vidéo : « Robert Cahen FILMS + VIDEOS 1973-2007 » qui contient presque toute sa production vidéo. Un CD avec ses premières compositions musicales s'y trouve inclus et un livret trilingue avec des textes de Stéphane Audeguy et Hou Hanru :
http://www.ecartproduction.net/v2/category/videotheque/cahen-robert/
Voir Bref n os 14 (Gros plan), 92, 97.
Patrick Bokanowski
On trouve l’intégrale des films de Patrick Bokanowski dans 3 DVD :
Courts métrages (BAA, Kira B.M. Films, Arte, 2009),
L’Ange (BAA, Kira B.M. Films, Arte, 2009),
http://www.britishanimationawards.com/
Documentaires (La Part du Hasard, 1984, 52 mn ; Le Rêve éveillé, 2003, 41 mn, Kira B.M. Films et Re : Voir Vidéo, 2008).
http://www.re-voir.com
* Voir Bref n os 10 (texte de Bokanowski), 20, 42, 55 (dossier), 85, 89.