Fleur Chevalier
Temps contre Temps
Réconcilier John Cage et Pierre Schaeffer
« Là, en ce point qui leur est commun à tous deux,
s’efface la différence entre le Visible et l’Audible. » 1
Le battement implacable d’un métronome dissipe l’ombre d’un fantôme, celle du musicien, penché sur un piano à queue réduit au silence – Infiltration homogen für Konzertflügel. L’instrument a été muselé au feutre par Joseph Beuys en 1966, au cours d’une intrusion dans une performance de Nam June Paik et Charlotte Moorman à la Staatliche Kunstakademie de Düsseldorf. L’ éclairage en clair-obscur ne permet pas de distinguer la croix rouge sur le côté du piano, alors cousue par Beuys pour protester contre un scandale pharmaceutique : celui des enfants nés malformés suite à la prise de thalidomide par leurs mères.
Dans Temps contre Temps, Robert Cahen détourne de son contexte historique l’instrument handicapé pour le faire résonner avec son propre parcours artistique. Pianiste de formation, le vidéaste a intégré en 1969 le stage du Groupe de Recherches Musicales (GRM) du Service de la Recherche de l’ORTF, dirigé par le père de la musique concrète, Pierre Schaeffer. Dès 1948, le compositeur s’était mis à récolter divers objets pour travailler à son projet de « Symphonie de bruits » (2). Il découvrait alors la malléabilité de ces bruits, et arrivait même à substituer le son d’un hautbois à celui d’une cloche (3). Ici, c’est un célèbre métronome qui semble suppléer au piano muet, l’Indestructible objet de Man Ray, sur le pendule duquel l’artiste surréaliste a collé la photographie d’un oeil en 1922-23. Cet oeil hypnotique oscille invariablement et piège notre regard à mesure que la caméra s’en approche, livrant le spectateur à la contemplation des bruits, du claquement du métronome, mais aussi du silence émis par le piano. Ensemble, ces deux objets – voire ready-made –, trouvés dans la collection du Musée National d’Art Moderne, fonctionnent comme des « objets sonores », pour reprendre à dessein les mots de Schaeffer. Outil d’ordinaire utilisé pour marquer la mesure afin qu’un morceau soit bien exécuté, le métronome scande désormais le mutisme ostensible de l’instrument de musique. On songe à la pièce en trois mouvements du musicien John Cage, 4’33 (1952), durant laquelle les spectateurs étaient invités à écouter le silence, ou plutôt les rumeurs alentours. Chargé uniquement d’indiquer les limites de chaque mouvement, le pianiste s’y effaçait au profit des murmures ambiants. Dans l’amorce de Temps contre Temps, le pianiste – Cahen lui-même – disparaît de la scène, pour mieux focaliser sur la source du bruit : des objets, qui sont aussi devenus des images au moment de leur détournement initial par Beuys et Man Ray.
Donner à voir les sons : c’était également le fantasme de nombre d’artistes d’avant-garde dont les recherches portaient sur la synesthésie et qui furent d’abord attirés par le cinématographe. Depuis la réalisation de son premier essai vidéo en 1973, Robert Cahen n’a cessé de dresser l’analogie entre son et image, deux matériaux qui, en vidéo analogique, correspondent à une fréquence électronique, facilitant la fusion du temps de l’image avec le temps du son. Autrement dit, Temps contre Temps. Pianiste devenu vidéaste, Cahen a appris à composer ses mirages au synthétiseur, en manipulant le signal électronique. Le devenir ductile de l’image, et celui visible du son, ouvrit dès les années 1950 la porte aux expérimentations sur le medium électronique, un champ dans lequel s’illustra notamment Nam June Paik, dont l’aura colle encore à la peau du « piano préparé » (4) par Beuys. Si a priori, Temps contre Temps ne paraît pas revendiquer cet héritage expérimental, l’association inattendue, aux allures de rébus, des deux oeuvres de Beuys et de Man Ray invoque pourtant clairement les spectres de cette histoire. Passée la mi-temps, alors que le métronome cyclope cadré en plan fixe égraine les minutes, un phénomène étrange advient lorsque l’objectif recule enfin. Le son du martèlement se déchire et fauche l’air, telle une lame de rasoir. Le temps semble rétrograder sa course à mesure que notre regard perd l’oeil de vue. Pour cause, c’est toujours le coeur du métronome que l’on entend battre, mais à l’envers. En découvrant la malléabilité des sons et des images qu’il a manipulés tout au long de sa carrière, Robert Cahen a aussi découvert la machine à remonter le temps. Revenu d’outre-tombe, le pianiste peut maintenant reprendre sa place devant le piano.
1 « Cage et Duchamp », in Daniel Charles, Gloses sur John Cage suivies d’une glose sur Meister Duchamp, Desclée
de Brouwer, 2002, p. 219.
2 Pierre Schaeffer, À la recherche d’une musique concrète, Paris, Seuil, 1952, p. 12.
3 Idem, p. 15.
4 Le « piano préparé » est une invention de John Cage consistant à transformer l’instrument pour qu’il produise
de nouveaux sons. Paik appliquera ensuite cette idée au moniteur de télévision.