PRENDRE LE TEMPS – DONNER LE TEMPS
ROBERT CAHEN ou LES VIES DE L’ARCHIVE
Prendre le temps. Donner le temps : tel est le double mouvement que, d’emblée, la langue m’a soufflé au moment d’intituler ces quelques éléments de réflexion sur les films de Robert Cahen. Double, forcément : car c’est dans l’entre qu’il habite, et où il entraîne le spectateur – l’entre vu, l’entr’ouï, l’entre champs, le clin (d’œil), le battement (de cil ou de cœur). Quant au temps, c’est la matière (mais peut-on dire que le temps est « matière » ?), c’est la trame même de l’œuvre. Car, à la croisée des arts où il se tient – musique, électro-acoustique, film, photographie, vidéo – ce sont les infinis passages de frontières du temps que Robert explore. Le pas du temps : son avancée, ses arrêts, mouvements, vitesses. Et le « pas-de-temps » : précisément, Robert Cahen s’emploie à capter l’invisible, à susciter l’événement de l’invisible, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de temps pluriels quand il n’y a « pas-de-temps ». Ralentis, arrêt sur image, marche sur plan fixe, bougé, montage live/archive, imminences, échos et écarts de l’image au son. Et aussi tout ce qu’il y a d’intemporel quand il y a « du-temps ». D’intemporel : d’immensurable. Rêve, deuil, oubli, mémoire, dépôts, brouillage, palimpseste. Il ne faut pas omettre de mentionner que les films que nous allons voir (réalisés entre 1972 et 1986), portent à des œuvres plus tardives comme Juste le temps et Sept visions fugitives.
Avec ces deux expressions – prendre, donner le temps – qui nous sont si courantes pour parler de ce que nous n’avons pas, je veux aussi appeler le paradoxe que l’œuvre de Robert Cahen met en scènes : à savoir une prise d’image qui ne donne à voir le temps qu’au moment où elle l’arrête. Et par suite, le don, excessif, qui est fait, c’est-à-dire un don qui ne peut qu’être formes de l’excès car il faudra donner du temps au temps pour pouvoir voir son invisibilité. Robert Cahen temporalise le temps, et pour ce faire il temporise : le retient, le reprend, le négocie ; il ajoute au temps du vécu le temps de l’art qui est le temps de l’interruption, de l’effraction, du différentiel. En somme, ce qu’il donne à voir, c’est qu’il n’y a don que de l’instant[1]. Don d’une perte où les pratiques vidéocinématographiques sont un art du seuil et du deuil. Ou, pour le dire en un raccourci : donner, c’est faire présent. Cadeau et instantané. Il construit, il fait venir le présent – passé aussitôt.[2]
Robert Cahen donne le temps comme formes, visuelles et acoustiques, et ce sont des formes d’interprétation. A interpréter. Ses films portent aux secrets du temps : l’énigme, l’insolite, l’Unheimliche (l’étrange familiarité) de Freud, en sont les chemins de traverse.
L’ordre de projection des films était soumis à contrainte technique (vidéo puis 16mm puis 35mm). Cependant, j’ai pu à peu près articuler l’ensemble comme je le souhaitais. Entre Cartes postales qui constitue des arrêts sur vif et Ici repose qui évoque les morts revenants, viennent se placer les films de la vie : Sur le Quai, Karine, Poupées qu’on les appelle, Arrêt sur marche. Au centre, donc, se trouvent Karine, les images d’une fillette, et Poupées, les visages de porcelaine où jouent, dans une fascinante ambivalence et selon des pondérations inverses, l’être la chose, l’animé l’inanimé, l’enfant l’adulte. Car si le film archive, avec Robert Cahen il s’agit toujours de donner à voir le vivant : les vies de l’archive.
[1] Au sens où Augustin écrit : « Si l’on conçoit un point dans le temps qui ne puisse être divisé en parcelles de temps, si menues soient-elles, c’est ce point seul qu’on peut appeler "présent" et ce point est emporté si rapidement de l’avenir au passé, qu’il n’a aucune extension de durée. », Confessions, texte établi et traduit par P. Labriolle, Les Belles Lettres, 1961, livre onzième, xv, 20, p.310.
[2] Pour un approfondissement de la question philosophique, voir : Jacques Derrida, Donner le temps, Paris, Galilée, 1991.
A chacun des films j’ai donné un titre d’analyse. Pour Cartes postales : le présent du temps. C’est un film vidéo où l’art fait cadeau de l’instant du temps, c’est-à-dire du mouvement-arrêt sur image. La brièveté des séquences produit un effet de clin d’œil, à tous les sens, car s’inscrivent la dimension d’une surprise jubilatoire de l’humour et certaine complicité avec le spectateur du fait de la drôlerie que produit le dispositif. Par tous les moyens (plusieurs techniques d’arrêt/excès sont en jeu), le vidéaste fait effraction dans le continuum qui rend invisible le temps ordinaire. Ici, l’irruption de l’extra-ordinaire (l’insolite, l’invraisemblable, l’incongru) a pour conséquences que chaque séquence fait événement, chaque effet est unique. Il en résulte une diversité de réactions.
On a le plaisir de voir bouger la carte postale ; ou au contraire de voir se construire le cliché (ce qui est aussi façon de le déconstruire) ; on a le plaisir de précéder et d’excéder le déclic, de déborder le cadre et le cadrage ; de participer à la prise de vue qui est une perte du temps, c’est-à-dire d’être à la fois dans l’économie et dans la dépense. On a le plaisir de transgresser les genres ; le documentaire passe à la fiction, le film à la photographie. On a un plaisir magique : quand ça s’arrête, ça continue. (Je pense à Anghelopoulos : « L’éternité et un jour »). Pour Robert Cahen, quelque chose n’en finit pas de finir. On coupe, la vie continue. Quand il n’y a plus de temps, il y en a encore. On échappe à la mesure horlogère. On interrompt le temps, le mouvement : la facétie poursuit, persiste et signe. En s’écrivant sous nos yeux, la signature fait acte d’adresse et d’envoi : en somme, le temps contresigne l’instant ; le temps vivant donne sens au temps mort ; le temps court est épiphanie. Le petit écran est le révélateur, le spectateur est chambre noire. La vie, c’est le processus du temps photographique. Ainsi que Marguerite Duras l’énonce : « Ne cherchez pas à comprendre ce phénomène photographique, la vie »[3].
Cartes postales, mine de rien (l’instant, l’anecdote, le banal ou l’exotisme convenu), c’est une véritable leçon philosophique.
Sur le Quai ou : L’air du temps. (film 16mm, N&B, 10’ 1978)
L’arrivée d’un train en gare est tournée avec une caméra grande vitesse (200 images/seconde), ce qui donne un film au ralenti produisant des effets aériens. Les voyageurs sur le quai ne marchent plus : ils semblent voler. Ou danser un étrange ballet. Ils sont (retenus) dans l’air du temps. Légers, comme en état d’apesanteur, habitants d’une autre planète. Le temps est sidéral ; l’espace entre eux intersidéral et la bande sonore, porteuse de sons synthétisés, non rapportables à des objets ou des situations connus, accentue l’impression d’événement éthéré. A des années-lumière, un train arrive. Perception assourdie, mal identifiable, déréalisante.
[1] Marguerite Duras, L’homme atlantique, Paris, Minuit, 1982, p.25.
Le cadrage dessine la perspective du quai selon une ligne de partage des temporalités où « il arrive », « ça arrive » à des vitesses différentes. A droite, des personnages flottent, extatiques. A gauche, la machine d’abord avance et n’avance pas : on ne la remarque pas. Mettant en scène des temps parallèles et disjoints qui ne vont pas à la même allure, Robert Cahen fait apparaître le paradoxe de la durée : telle la flèche de Zénon d’Elée qui vole et qui ne vole pas, le train marche et ne marche pas. Il a l’air de ne pas marcher. C’est « Achille immobile à grands pas » (Valéry, Le Cimetière marin). Puis la polarité s’inverse : la machine progresse, prend tout l’espace gauche de l’image ; cependant que les personnages s’immobilisent en une sorte de ralenti immobile. (On note que nos catégories lexicales ne suffisent plus, qu’il faut faire appel à l’oxymore, aux alliances de mots et autres tropes du lien contradictoire pour tenter de désigner des mouvements-durées qui échappent au répertoire du réalisme.)
Nous sommes dans la durée, laquelle n’est pas uniforme mais pleine des formes différentes du mouvement. Le cinéaste fait venir au regard des effets de rythme plus que des gestes. Une silhouette qui sort de l’écran, c’est une durée qui s’évanouit ; le geste du chef de gare jetant les journaux, c’est une durée incertaine, énigmatique car le mouvement, du fait de sa suspension, est non-téléologique. Toute inscription anatomique relève d’une durée atomique. Atomisée.
Nous sommes dans l’intervalle du « comme » : c’est comme des humains, comme un quai, comme un coup de sifflet. Nous sommes dans les semblances et les cependances du temps. Tout objet, tout être se creuse d’une distance intérieure. Une intime étrangèreté.
Nous pensons bien sûr à Arrivée d’un train en gare de La Ciotat[4], à La Bête Humaine[5], ou aux films de Robert Cahen où il y a « du train » (le motif train). Ici, le train est la métaphore du mouvement. Le travail de la caméra nous embarque dans le train du temps.
Et nous prenons la métaphore en marche.
Karine ou : Les âges du portrait, les enfances du féminin (16mm, 8’19’’, N&B, 1976).
Karine constitue le portrait d’une petite fille depuis le jour de sa naissance et durant les six premières années de sa vie. La technique employée du film de photographies, c’est-à-dire du montage d’images fixes, fait du portrait une forme fluctuante : le principe de reconnaissance ne s’impose pas, ni les repères identificatoires et temporels qui l’assurent d’ordinaire. D’où la perplexité de la lecture. L’image de l’enfant – j’emploie à dessein ce mot qui est et féminin et masculin en français –, l’enfant, donc, qu’on filme, à quel moment, à l’écran, peut-on affirmer que c’est une petite fille ? Jusqu’à une certain point, le portrait fait la scène du « neutre » – ne-uter : ni l’un ni l’autre, et l’un et l’autre.
La construction est précise : trois séquences live, séparées par environ 200 photos fixes, filmées et montées, scandent le récit. Elles présentent une même scène de jeu d’enfants (Fontaine du Trocadéro). La première est floue et donne un avertissement à la lecture : il y a du non-voir à voir ; on aura à non-voir avant de ne non-voir pas. Le retour de la séquence live, mise au point, au milieu du film, montre deux fillettes qui jouent : Karine et sa petite sœur. La troisième séquence, c’est l’embrassade joueuse, au ralenti, des deux fillettes.
Ces trois séquences exhibent le mouvement même de l’art, du flou au point (final). Robert Cahen ne mise pas sur l’effet réaliste. Le montage laisse voir les mouvements de la caméra (zoom, travelling, fondu enchaîné). La bande-son exhausse la rythmique du montage. Alternent silence, battement-grincement (par friction d’une aiguille sur disque) et parfois, convoqué et aussitôt abandonné, un fragment musical : Kinderszenen de Schumann. Rendue ainsi visible, la technique oblitère les automatismes de lecture, lesquels, d’habitude, pensent voir dans l’image la réalité-source et ne voient pas l’art qui la fabrique. Le film de Robert Cahen ne montre pas des photos-souvenirs : il y a certes de l’album de famille mais surtout il montre une mémoire à l’œuvre. C’est le temps machinal machiné qui trame le récit. (Bel hommage à La Jetée de Chris Marker, que l’on ne peut s’empêcher de convoquer.)
[1] Louis Lumière, Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, 1895.
[1] Jean Renoir, La Bête Humaine, 1938.
La trame-temps opère une déconstruction du portrait mimétique. Première question : comment un portrait se ressemble-t-il ? Comment construit-il le portrait de la mêmeté, laquelle, à la fin, aura nom Karine ? Du fait de l’a-chronie du montage, la mémoire va en tous sens ; une hypermnésie déborde toute construction logique de la représentation. En vérité, c’est un devenir-portrait, « Karine » est à venir. Le portrait de Karine, c’est l’avancée du film.
Deuxième question : à quel moment y a-t-il seuil ? Par quelle différence imperceptible à l’œil ? Du neutre au féminin (du bébé à la fillette), où s’est fait le passage ? Quoi du féminin passe à l’écran ? Les clichés porteurs du plus haut indice de féminité sont au milieu du film : fillette assise en femme miniature, collier sautoir, pose des jambes galbées ; regard en coin, yeux baissés, mystère du profil perdu, sourire séducteur. Pause et pose se conjuguent.
Puis les clichés reconduisent au « neutre » : apparaissent, de nouveau, visages et yeux de bébé.
Le film a une articulation plus rythmique que logique. Ce qui « arrive » au cours du film n’est pas le hasard du mouvement naturel mais un hasard qui fait nécessité : nécessité de la contrainte de l’art de composition.
Il en résulte quelques paradoxes. L’image bouge, mais elle n’avance pas. L’image photographique est une image-clin. De fait, dans une séquence de plans successifs sur les yeux d’enfant, figés, que le montage « anime », est intégré, une fraction de seconde, le plan des yeux d’enfant qui bougent « vraiment ». Clin d’œil du cinéma qui est un clin d’œil du temps « même ». Il n’y a pas mouvement à l’image : il y a un montage qui court après le mouvement.
Ce n’est pas la petite fille qui grandit, qui prend de l’âge : c’est le portrait qui a tous les âges. Karine, c’est les enfances de la vie au féminin. C’est le film du temps humain.
Poupées…qu’on les appelle ou : Le temps tout chose(s) (1972, 13’, 35mm couleur)
Le film fait un pendant saisissant avec Karine, il présente une magnifique collection de poupées anciennes. Les visages de porcelaine, les yeux de verre, les lèvres dessinées entr’ouvertes sur une dent, un rire un cri, sont tournés de telle sorte qu’ils donnent à la chose une intense présence. En fait, entre Poupées (1972) et Karine (1976), le travail de la caméra s’inverse. Alors que la vivante est filmée par images fixes, telle l’archive d’un album ; les choses, elles, sont approchées comme du vivant : par un mouvement progressif, enveloppant, depuis le plan d’ensemble aux gros plans sur les traits dont on scrute l’expression, le sentiment voire l’émotion peinte (comme on dit) sur le visage.
Disons-le : ces poupées sont d’une grande beauté (et l’image célèbre cette beauté) mais ce n’est pas la joliesse stéréotypée de « la poupée » (certains visages sont atypiques, réalistes). Une grande diversité dans la figuration des sentiments donne au contraire l’impression d’un peuple de poupées. C’est un véritable univers qui se découvre : univers trouble des sentiments et des identités. Ce monde tout chose(s) est le règne de l’étrange dont les apparences oscillent entre le vivant et la poupée, l’animé l’inanimé, l’enfant l’adulte. Le récit d’images nous tient dans l’indécision : il y a du « pas encore » et du « presque » (vivant, parlant, riant) ; il y a du « juste un peu trop » (dans le regard un rien fixe, la dent un rien dure). Il y a du « je ne sais quoi » : un éclair dans la transparence de l’iris de verre ; l’ombre d’une cruauté dans l’arc de la bouche. (Sans être dans la violence et l’amputation, elles ont, insidieusement, quelque chose de la cruauté des poupées de Hans Bellmer.)
En somme, tout nous affecte, tout est affects dans le film de Robert – et comme c’est juste. Car c’est bien là la vocation de toute poupée : affecter ; susciter l’amour, la passion (des petites filles surtout). Qui dira jamais de combien d’amour passionné une poupée fait l’objet ? Objet par amour. Robert Cahen le dit ici d’une certaine façon, en faisant de la poupée un objet sublime c’est-à-dire un point de focalisation extrême où tout peut basculer en son contraire : amour/désamour, tendresse/violence, passion/haine, familiarité/peur.
Les poupées de Robert Cahen et de Jo Attié ont une faculté de fascination extrême car elles sont en même temps des figures de l’inertie et de la folie. Ce sont des figures qui appellent les phantasmes : par une vacuité (une viduité, une absence) qui est la leur mais aussi par l’imitation de l’humain qui les charge d’une singulière attente – elles qui sont des petites filles et des grandes dames ; des paralytiques aux couleurs de chairs d’enfant, des séductrices froides comme des automates. Sans oublier qu’elles nourrissent aussi le rêve de Pygmalion : faire une créature à son image, capable de parler, d’aimer, de jouir.
L’inquiétude (le malaise) ordonne la composition du récit d’images, qui va crescendo, culmine avec l’acmé du cri (cri muet : on le lit sur le visage de la Chose-vivante).
Il y a de l’inquiétude dans l’ob-scène de leur exhibition – ob-scène que marque la voix off disant le texte poétique de Jo Attié. Hors scène, hors champ, la voix lyrique du cœur ouvre aussi un espace d’altérités. Car Robert Cahen et Jo Attié, avec Poupées, font le récit de l’Autre, irréductible et toujours déjà fictionné. Objet de récits.
Le titre l’annonce : « Poupées…qu’on les appelle » : elles sont innommables. Elles sont l’innommable. On ne peut que tenter de les « appeler », les faire venir, les saisir dans une performativité toujours recommencée. Les mettre en scène : comme nos plus tenaces fantômes.
Inquiétude encore : de l’enfant et de la poupée, qui sera le modèle de l’autre ? L’enfant sage et belle comme une poupée, une image de poupée ? ou la poupée faite à l’image de l’enfant, innocente et perverse cependant ?
Inquiétude enfin quant au temps des choses que filme Robert Cahen. C’est un temps si mystérieux pour l’humain, à lui si étranger, qui lui échappe et qu’il veut croire, par suite, oubliable. Mais le temps inhumain des choses devient ici inoubliable par la puissance de l’image et du poème. Ces êtres-choses – ces Poupées qu’on les appelle – sont le visage de nos hantises.
Arrêt sur marche ou : Le temps suspendu (1979, N&B 8’30’’, 35mm)
« Le temps suspendu », il faut l’entendre ici comme on le dit d’un pont suspendu. Il enjambe en toute liberté, liant sans reprendre ses marques terrestres, deux lieux éloignés. Le film constitue ce pont librement jeté entre rêve et réalité, sans que l’on puisse revenir à des références plus objectives. C’est un rêve de la réalité ou une réalité rêvée ou une réalité du rêve ou peut-être encore la réalité qui sommeille. Il y a du Hitchcock dans ce film, et le N&B même est expressivement, dramatiquement, contrasté.
Le scénario avait pour titre « Une étrange nuit ». Le film au final s’intitule « Arrêt sur marche ». Entre les deux expressions, il y a toute la différence du registre émotionnel et du registre du suspense ou du suspens narratif.
Robert Cahen me disait : dans ce film ce n’est pas : je fais peur, mais c’est : avoir peur. Je le prendrais volontiers au sens le plus fort : avoir, avoir la peur comme lentille, comme lunette d’approche, comme forme d’écriture. Façon de dépayser l’image, de dérouter la logique du récit. Des formes temporelles incompatibles sont appelées à s’articuler : il y a le temps circulaire des gestes familiers qui ne reviennent jamais au même (l’homme noir, le juge ou l’avocat, rentrant chaque soir à la maison), et le temps de l’accident qui télescope des lieux et des récits. Par exemple : le loquet de porte de la chambre – bruit de train – même plan mais sur la porte d’un compartiment de train.
Le film procède par tableaux et par analogies, ce qui laisse des interruptions, des disjointements, et tout un jeu d’interprétations. Le temps se narrativise, la narration s’articule, non par un rapport de cause à effet mais par associations. Cela ne fait pas une histoire linéaire mais des fragments de plusieurs histoires. Il y a l’histoire de la maison familiale, celle du Tribunal, l’histoire de l’avocat-juge, l’histoire de la fillette. Donnant ainsi du jeu, Robert Cahen libère de l’entre-histoires, des passages interlopes, des zones troubles. C’est là que passent les fantômes (ou les obsessions) – tels les longs rideaux flottant au vent, une silhouette fantomatique dans le suaire des voilages de la fenêtre, l’image d’une invraisemblable fillette, assise par terre, dans la rue, sa robe d’organdi flottant comme un voile du rideau de la chambre sur son visage…
Arrêt sur marche : le titre est évoqué à plusieurs reprises au cours du film. Par un gros plan sur la marche d’escalier où le pied prend appui. Par un groupe d’avocats arrêtés sur la montée d’escalier vers le Tribunal. Par l’arrêt du film, à la fin, qui vient avec la chute des persiennes tombant comme un couperet. Noir.
Mais surtout : Arrêt sur marche, c’est lorsque le mouvement de la logique et du conscient s’interrompent. L’être « marche » alors au rêve, à l’image, à l’imaginaire, au cinéma. Il est à son cinéma. Il se tient à son cinéma.
Pour preuve : la très belle séquence du train filmée depuis le couloir. L’effet est calculé de telle sorte que la fenêtre du couloir coïncide avec le cadrage de l’image et le cadre de l’écran. Le personnage, au premier plan, semble arrêté, immobile, tel un spectateur de cinéma ou de télé regardant défiler le film de la gare ou du paysage devant lui. Il se tient dans l’embrasure de l’écran, au bord de l’image, accoudé à sa fenêtre. Lorsqu’il baisse la vitre, c’est la vitre de l’écran qui se déplace.
Médiateur entre nous, spectateurs de la salle noire, et les images du récit, il est le passeur : passeur d’un monde où tout peut arriver. Il suffit d’arrêter la marche du train. Et de faire défiler – quoi ? – la vie, le film de la vie. La vie comme un film.
Ici repose ou : la mémoire palimpseste (1977, couleur, 6’, 35mm)
Nous sommes au quotidien et au-delà du temps de l’existence. Traversant la géographie du village, on entre au cimetière dans les géologies du souvenir. Le cimetière est évoqué par surimpressions d’images, transparences, glissements. La mémoire y dépose plus qu’elle ne repose. Elle a déposé, elle se trouve en dépôt comme dans un grand entrepôt d’objets détériorés.
La bande son est de la même façon travaillée en palimpseste où alternent et se couvrent réciproquement les bruits de la vie familière – le pas d’un cheval, bruit d’eau, voix d’enfant, abeille coq oiseaux –, et les sons électro-acoustiques, des stridences sidérantes.
Le montage donne à voir les limbes de la représentation : aucune forme n’est entière, ne tient par elle-même. C’est le temps de l’Après. L’après-mort, l’après-deuil, l’après-humain. Après la fin du monde. Une décomposition est en cours – non pas des corps mais des arts de la mémoire. Où la mort continue à mourir. C’est le film du temps dérivé. A la dérive. Le temps de l’oubli.
Les couleurs, les objets sont dans un processus d’effacement : effacement des signes sur la pierre et dans le marbre. Sous nos yeux, des surfaces entamées, rongées, rognées donnent le spectacle d’une défaite généralisée du temps du deuil. Il reste encore à déchiffrer, traces de moins en moins déchiffrables. Où on peut encore lire la dérisoire inscription de « concession perpétuelle ». Le film fait ainsi les comptes de la perte, du méconnaissable, du méconnu.
C’est un monde que nous voyons s’évanouir : sans plus de durée ni de temps ni d’instant. Présences pelliculaires, évanescentes.
Et cependant, c’est un monde qui nous regarde encore. Les quelques portraits qui émergent des décombres du temps ont la puissance des revenants, et les yeux font encore signe. Moins signe de vie que signe d’oubli. A la fin, la stridence d’une tache de couleur point. Rémanence poignante.
Ici repose est un film pour ne pas oublier l’oubli.
Mireille Calle-Gruber
Université Paris VIII-Vincennes