Robert Cahen, le passager
« Passons passons puisque tout passe » (Guillaume Apollinaire)
Sans doute la poésie, chassée du cinéma, a-t-elle cherché et trouvé refuge dans la vidéo. Elle s’offre là une grande liberté à l’égard du récit, échappant, autant qu’il est possible, aux formatages des producteurs et des distributeurs, au règne sans partage du prosaïque, soit, pour le dire d’un mot : à la télévision. Mais il y a également une affinité profonde entre la poésie et l’art vidéo, et c’est de quoi l’œuvre de Robert Cahen est la preuve vivante, depuis plus de 30 ans. Comme son contemporain Bill Viola, comme tous les grands vidéastes, Robert Cahen prend la vidéo pour ce qu’elle est, sans nostalgie de l’argentique, qu’il pratiqua parfois mais, me semble-t-il, toujours en expérimentateur, son œuvre inventive effectue les puissances propres à la vidéo.
Vidéo concrète
Les liens de la musique contemporaine avec les débuts de la vidéo expérimentale sont bien connus, et tiennent aussi bien à l’extrême attention que les compositeurs ont porté aux potentialités des machines, notamment électroniques, qu’à leur volonté de sortir des limites de la musique dite classique : on sait que Nam June Paik croisa la route de Karl Heinz Stockhausen et celle de John Cage. De son côté Robert Cahen, qui fut l’élève du père de la musique concrète, Pierre Schaeffer, était le mieux placé par sa formation musicale pour considérer les sons et les images comme des matériaux à façonner. En effet Schaeffer proposait à ses élèves de considérer comme matériau de composition non seulement les sons admis par les conventions de la musique occidentale, mais aussi l’ensemble des objets sonores ; il leur apprenait à être davantage attentif à leur matérialité et à leurs qualités intrinsèques qu’à leur provenance plus ou moins noble : l’instrument de musique n’est tout simplement pas le seul à produire des éléments sonores dignes d’intérêt, et l’on se souvient que l’une des premières œuvres de Schaeffer, l’Etude aux chemins de fer (1948) est une pièce utilisant les bruits de trains et de gare, sifflets, roulements des wagons sur les rails, etc. On retrouve chez Cahen, sans d’ailleurs que ce soit nécessairement de sa part hommage à son maître, une utilisation semblablement musicale du train, et que peu d’œuvres, dans l’histoire des images animées, égalent, sinon peut-être l’hypnotique Europa, de Lars von Trier. D’une façon plus générale, même lorsqu’il utilise le 16 ou le 35 mm, Cahen agit en compositeur, en sculpteur aux prises avec la matière audiovisuelle : sa capacité à faire apparaître, même dans certaines images banales, même dans des images si connues qu’elles ont cessé d’être belles, comme les monuments célèbres utilisés dans Cartes postales (1984-86), une poésie, une grâce, une beauté extraordinaires. Cahen étend à l’image la leçon de Schaeffer : jamais, chez lui, la prise de son et la prise de vue ne sont utilisées telles quelles ni considérées comme des conventions intangibles : ce sont les points de départ d’une aventure sensible.
Que la matière visuelle et sonore échappe chez Cahen à une stricte mimésis du réel est d’autant plus frappant qu’il n’a presque jamais cédé à la tentation de l’abstraction, sauf peut-être dans Horizontales couleurs (1979), œuvre dont le but semble d’avoir été l’exploration assez systématique des possibilités du Spectron, outil lui permettant de « truquer » l’image (les guillemets sont ici rendus nécessaires par le fait que ce type de machines, détournées de leur usage originel, étaient, il faut le rappeler, des instruments de réglage). Cahen a assurément retenu des leçons de cette incursion dans l’abstraction géométrique, mais dans des œuvres nettement plus figuratives ; ainsi dans Artmatic (1981), il utilise un système électronique mis au point à l’Ecole Polytechnique, mais soumet l’usage de cet appareil à l’ordre de la représentation, puisqu’il propose ici, notamment, une magnifique étude des mouvements de la main, comme une version électronique des carnets d’un peintre de la Renaissance. On notera que lorsqu’il recourt aux machines propres à l’art vidéo comme les oscilloscopes, le truqueur universel de Coupigny, le Spectron de Richard Monkhouse, Cahen s’adjoint toujours les services d’un technicien : cette présence experte lui permet sans doute, justement, d’échapper au fétichisme de la technique, à l’auto-complaisance qui guette le néophyte en matière d’effets. On devine qu’il s’agit là d’une collaboration active et profonde des deux côtés, et de fait les mêmes noms réapparaissent dans les génériques de ses films, notamment ceux de la monteuse Ermeline Le Mezo, et du chef opérateur Stéphane Huter, dont le rôle ne s’arrête pas à leur fonction première : ils sont également les auteurs d’une partie des trucages des films de Cahen. L’artiste ici domine toujours le technicien. Nourri par un amour profond de la peinture, de la photographie, du cinéma et du monde, Cahen ne s’est jamais enfermé dans la prison du formalisme. Son imagination et sa sensibilité ne sont en rien aliénées, et cela se sent constamment : Cahen a tout simplement réalisé certaines des plus belles images de l’histoire de la vidéo expérimentale (je renvoie ici, par exemple à L’Invitation au voyage pour les années 70 ; pour les années 80, à Dernier adieu).
C’est en poète qu’il a médité les caractéristiques propres de l’image électronique : composée d’une série de points arrangés en lignes, elle offre à l’artiste une matérialité éminemment paramétrable, atomisable, manipulable. Pour reprendre la célèbre formule de Maurice Denis : une image, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. Filmer n’est donc pour Cahen, comme pour beaucoup de vidéastes, que la moitié du geste créateur ; ensuite il manipule le matériau image, le pétrit, surimprime, incruste, solarise, décolore, repeint : rien de plus artisanal que cette pratique de la vidéo, si l’on veut bien donner à ce mot la noblesse que lui confère la civilisation japonaise, avec laquelle Cahen a tant d’affinités. Alors que l’image filmique est hantée par son rapport à la lumière et à son sujet, le rapport de l’image vidéo à ce qu’elle figure, est, lui, infiniment plus libre : elle ouvre la possibilité d’une véritable re-présentation du monde, par un mouvement presque rimbaldien de dérèglement des sens et d’invention de nouvelles règles de création. En somme Robert Cahen pratique une vidéo concrète, comme il a pratiqué la musique du même nom. Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’il signe à plusieurs reprises des œuvres s’inspirant de chorégraphies : La Danse de l’épervier (1984), Regards/Danse (1986), Solo (1989) échappent à la naïveté de la captation directe, frontale (qui dénature ce qu’elle filme en croyant la présenter « simplement »), et prend le risque de repenser le travail du chorégraphe, en tant que mise en espace des corps, pour l’adapter à l’écran ; il s’agit de faire danser les images elles-mêmes (non pas filmer le ballet tel qu’il s’est produit, dans l’illusion de l’immédiateté, mais épouser le sujet du film, et faire en sorte que l’image elle-même danse). Ne pas faire un film sur un ballet, mais le faire avec lui. Rien d’étonnant non plus à voir Cahen signer la musique de certains de ses films, ou collaborer à plusieurs reprises avec son ami Michel Chion. On sait que Michel Chion est le plus fin commentateur des rapports entre le son et l’image au cinéma. Mais c’est en tant que compositeur lui aussi issu du Groupe de Recherches Musicales qu’il signe la bande-son de plusieurs des œuvres de Cahen, et parfois sa musique : il s’agit pour les deux hommes de proposer une véritable conception sonore, au sens où on peut parler, chez certains des plus grands maîtres du cinéma, de sound design, de composition sonore : Tati, Lynch, Kubrick. Et ce n’est pas un hasard si Michel Chion a justement publié des monographies sur ces trois artistes-là. On aura compris que ces « conceptions sonores » supposent une certaine distance prise avec un traitement platement réaliste du son. Ces bandes sonores ne sont pas mimétiques, ou du moins pas essentiellement mimétiques, de ce que les images sont censées représenter : on y entend un mélange subtil de musiques et de bruitages, et il semble à l’auditeurque la musique a fait un pas vers le bruit, tandis que le bruit s’est rapproché de la musique. Le chef-d’œuvre de Cahen, de ce point de vue, est Juste le temps (1983) : un train roule, sans que nous soient montrés son départ et son arrivée, une élégante passagère lit, somnole dans son compartiment. La bande sonore accorde d’abord une place prépondérante au bruit du train, puis accueille des sons plus ou moins identifiables, cris d’enfants, carillons, ambiance de piscine : tout se passe comme si le train lancé à pleine vitesse déformait l’espace traditionnel du son. Il revient donc à chaque spectateur d’élaborer un sens réaliste, référentiel, s’il le souhaite, mais il n’y est pas contraint, car l’expérience sonore qu’on lui propose possède son charme propre, sa rythmique, et se suffit à elle-même. Cahen conçoit ses bandes sonores à partir de son montage image, et peu d’artistes du cinéma et de la vidéo peuvent se vanter comme il pourrait le faire de ne proposer ni musique de film, ni son de film ; mais plutôt, une musique du film, le son du film, c’est-à-dire émanant de l’œuvre elle-même, de ses images.
Quant au spectateur épris de signification verbalisable, il pensera peut-être que ces sons proviennent d’un rêve de la mystérieuse femme ; ou de ses souvenirs ; ou du livre qu’elle lit. C’est un des charmes du travail de Robert Cahen que de s’offrir au sens, que d’appeler une vision et une écoute égale (semblable à celle que pratique l’analyste dans son cabinet). La qualité onirique de cette œuvre et de tant d’autres semblent requérir une interprétation qui laisse place aux associations d’idées, qui soit sensible aux jeux de la condensation et du déplacement. Il y a assurément chez Cahen un sens aigu sinon de l’insensé, du moins de l’évanescence des significations, de la fugacité du sens, de la fragilité bouleversante du monde (La Nuit des bougies, 1993). L’une de ses plus belles réalisations, Trompe-l’œil (1979), propose un bouquet d‘images et de sons composé selon une logique associative, et d’où se dégage une conception presque baroque de l’existence humaine, évoquant le théâtre d’ombres de nos désirs, les incertitudes de nos passions, le tout placé sous le signe de l’air de l’oiseleur dans la Flûte enchantée.
Vidéaste-poète, Cahen se retrouve dialectiquement dans un rapport de complicité très forte avec les grands artistes de l’image du passé : la façon dont il s’affranchit des codes traditionnels de la représentation le conduit sur des chemins jadis fréquentés par les expressionnistes (il y a des paysages vangoghiens chez lui), par certains impressionnistes, etc. Quant aux rémanences du cinéma dans ses œuvres, elles sont nombreuses. Non pas que son travail soit habité par une nostalgie : la vidéo n’est pas une image à quoi il manque quelque chose. Simplement le travail de Cahen est peuplé par les fantômes du cinéma : dans Montenvers et Mer de Glace (1987) par exemple, un certain sens du burlesque fait signe vers Tati ; mais c’est l’œuvre d’Alfred Hitchcock qui est sans doute sa référence cinéphilique la plus explicite. Ainsi, dans la vidéo que l’on peut dire la plus cinématographique de toute son œuvre, Juste le temps (1983), un horizon hitchcockien se dessine (Une femme disparaît, La mort aux trousses). Les personnages et les décors d’Arrêt sur marche (1979) semblent, eux, pris dans un cauchemar énigmatique qui semble devoir à Psychose, à L’ombre d’un doute, et peut-être à Tarkovski. Lorsqu’il crée des personnages qui tendent vers la fiction, Cahen souvent les montre dormant, et nous pouvons supposer que les images qui composent leur mémoire, souvenirs d’enfance, réminiscences de films ou de tableaux viennent affleurer dans l’œuvre où ils apparaissent.
Paysages/Passages
Comme un autre vidéaste cosmopolite, Chris Marker, Robert Cahen est un grand vidéopaysagiste (aussi bien de l’urbain que du rural, ou de la nature). Paysage/passages est le titre qu’il a donné à une installation réalisée à partir de son œuvre vidéo Juste le temps (1983). Son sens du paysage prend une forme essentiellement dynamique. En effet il est rare que Cahen propose un paysage où rien ne bouge, ne serait-ce qu’imperceptiblement : les nuages, une nappe de brouillard, une frondaison agitée par le vent, de même qu’il affectionne de montrer au ralenti les déplacements des personnages humains (Sur le quai, 1978 ; Le Cercle, 2005), des oiseaux, des navires, etc. De fait l’espace est pour lui, de façon presqu’obsessionnelle, affecté par le temps. Rien d’étonnant, donc, à ce que Cahen ait contracté avec les trains une alliance muette et profonde, à travers toute son œuvre : soit qu’il s’en fasse le passager pour filmer des paysages en mouvement ; soit qu’il les filme les trains eux-mêmes, de 1971 (Invitation au voyage) à 2005 (Plus loin que la nuit).
On sait que depuis que le premier cinéaste a cadré l’entrée d’un train en gare de La Ciotat en l’inscrivant dans la diagonale du cadre, le cinéma et le train n’ont cessé de collaborer, du western de Porter (Le vol du rapide, 1903) à Jim Jarmusch et à Brian de Palma, en passant évidemment, de nouveau, par Hitchcock. Le train est chez Cahen un sujet fondamental, d’une grande richesse symbolique : il est certainement lié pour lui aux prestiges de l’enfance (sous forme de jouet, il apparaît dans Tombe, installation vidéo de 1997). Mais il est aussi un vecteur formidable d’images, le véhicule d’immenses travellings (dès le début du cinéma, les opérateurs Lumière avaient embarqué leur caméra dans des trains) : simplement Cahen, quand il propose des travellings latéraux de paysages, pris d’un train dans Juste le temps (1983), d’un bateau dans Sept visions fugitives (1995), les travaille, les dissout partiellement, en change les couleurs, plonge les contours des êtres et des choses dans la brume de certains effets spéciaux. Personne en somme n’a mieux utilisé cette machine au nom merveilleux, qui dit le tremblement de l’être : l’oscilloscope. Il intitule l’une de ses premières œuvres Invitation au voyage (1971), mais c’est un voyage dans les puissances propres de l’image qu’il propose, dans ces couleurs, dans sa vitesse (Cahen connaît les travaux de Paul Virilio, et se montre très sensible aux effets de la vitesse sur l’ontologie du monde sensible). L’art vidéo est aussi bien, inversement, une façon de redonner sa magie propre à des spectacles banalisés par un usage utilitaire du monde : Cahen ne fait pas partie de ceux qui croient que les trains sont faits seulement pour être pris, et les rues uniquement pour aller quelque part. Le ralenti, qu’il utilise avec mesure, contribue à redonner sens à l‘acte de voir : avec Cahen de nouveau, nous savons regarder l’entrée en gare d’un train. C’est le sens de Sur le quai (1978) : dans un plan-séquence quasi-statique de dix minutes à peu près (unité correspondant à la taille d’un magasin de film cinéma) qu’il filme avec une caméra à très grande vitesse (200 images par seconde), quelques voyageurs, au premier plan un employé de la gare décharge d’un wagon quelques colis, le train s’avance majestueusement comme un navire de ligne. C’est ici, mutatis mutandis, une expérience de la modernité presque baudelairienne, conjoignant l’agitation du monde et la grâce de l’instant suspendu par la magie de la poésie. Un des films de Cahen se réfère d’ailleurs, simple réminiscence ou hommage conscient, au poème « A une passante » : Sanaa, passages en noir (2007). Que l’expérience du temps suspendu soit fondamentale pour Cahen, j’en veux pour preuve que cinq ans avant de réaliser Sur le quai (1978), il a utilisé un extrait de ce même plan-séquence dans Invitation au voyage. Qu’il y ait là un exercice à la fois spirituel et poétique, le texte de Joe Attié en voix off le dit nettement :
« Souviens-toi : il n’est ni chant ni matin
qui ne soit marqué du même rythme et de la même rime
où s’ouvrent l’avenir et le passé de toutes les retrouvailles »
La ralenti n’est pas le procédé artificiel qui ralentit une scène ; c’est le moyen de montrer ces moments de l’existence tels qu’ils ont été vécus :
« Souviens-toi, le monde était étal
au départ du train dans cette petite gare de province
qui luisait doucement au soleil
éternellement semblable à elle-même ».
On voit où se situe le point de divergence entre le cinéma et la vidéo : le premier renvoie originairement à la transcription du mouvement, de façon supposément objective. Le second, comme son nom l’indique, à un je vois. Cet acte de voir n’est jamais présenté comme transparent ou neutre par Cahen, qui dit quelque part, à propos de la vidéo (c’est moi qui souligne) : « C’est l’électronique qui m’a conduit à la vidéo. Je ne savais pas en 1968 qu’il était possible de toucher aux images ». Constamment la matérialité du medium est présente, par l’usage de ralentis, par le recours à toutes les possibilités de déformation de l’image. Montre-t-il un paysage défilant par la fenêtre d’un train, dans Juste le temps (1983), que des effets de balayage, de ralentis, de colorisations viennent rapidement l’affecter, avec deux effets complémentaires : rendre visible l’acte de voir ; figurer la perception fugitive d’un voyageur bien mieux que les beaux plans bien nets dont le cinéma académique ne manque pas de nous gratifier en pareille occasion. On peut penser ici, évidemment, à une des leçons de l’impressionnisme : celui qui ment, ce n’est pas Monet incendiant le portail de la cathédrale de Chartres représentée à midi ; c’est l’artiste prétendument réaliste qui en figure minutieusement tous les détails qu’intellectuellement il connaît, mais ne voit pas, et fait comme si le monde perçu n’existait pas.
D’une certaine manière, Cahen ne filme pas vraiment le train : ses images le prennent, s’en emparent, et les déformations qu’il fait subir à l’image (couleur, vitesse) sont autant de façons de rendre au réel sa magie, à sa présence mystérieuse. Dans Juste le temps (1983), il filme par les fenêtres d’un train les fils télégraphiques, leur danse sur fond de ciel, les aiguillages sinueux : les arbres, les champs, les maisons qui défilent sont emportés dans un devenir véhiculaire ; ce qui suppose à la fois la plus grande attention au réel (je ne connais pas de plus belle figuration des charmes du voyage rapide en train), et la plus haute signification symbolique : fils électriques du temps, courbes du devenir, ontologie du passage. On comprend que Robert Cahen trouve dans l’eau – mouvements des vagues (Dernier adieu, 1988), flots des rivières – ou dans les vagues du vent sur les champs, ou dans les cheveux ondoyants, des motifs de prédilection : adéquation parfaite du sujet de ses images avec leur figuration. En certains de ses plus beaux plans, dans L’Invitation au voyage (1973) et dans L’entr’aperçu (1980), sont célébrées les noces énigmatiques de l’océan et du train. C’est ici qu’il faut relever que Cahen est l’un des maîtres de la surimpression, qu’il la mette au service d’une poétique de l’élémentaire (Dernier adieu, 1988), qu’il l’emploie pour suggérer des visions oniriques et figurer les affleurements de l’inconscient. qu’il l’utilise, enfin, pour la reconstitution sonore et visuelle d’un milieu urbain très singulier, Hong Kong : Hong Kong song (1989) est un magnifique ballet des différentes temporalités de la ville, une chorégraphie subtile d’autobus, de piétons et de tramways, tandis qu’au-dessus des toits passent les gros porteurs du commerce mondialisé.
Devenirs liquides du paysage : parfois c’est le sujet même de l’œuvre qui le permet : filmant la fête des bougies de saint Ranieri, à Pise, très vite Cahen plonge dans les reflets des lumières, dans les jeux de surimpression entre les feux d’artifices et les eaux noires de l’Arno. Souvent son travail est traversé par un rêve de fusion des éléments, où le ciel se fait eau, et l’eau, ciel, comme dans Voyage d’hiver (1993). D’où quelques confrontations avec des milieux polaires : Cahen filme alors les nuances infinies des banquises, les ciels fuligineux, les accidents subtils de la surface des eaux (Le Cercle, 2005). Poète de la liquéfaction du monde, Cahen renouvelle un double topos de la poésie classique, tempus fugit et carpe diem, avec autant de joie que de mélancolie. Ainsi dans Karine (1976), composition qui montre plusieurs centaines d’images photographiques d’une petite fille, réalisées par l’auteur, et que l’œuvre recadre inlassablement : comme si le banc-titre pouvait à la fois rendre la photographie au mouvement de la vie, mais aussi souligner que le temps de cette jeunesse n’est plus. Mais ce n’est pas seulement l’écoulement du temps qui se trouve ici figuré, car les images ne sont pas montrées dans leur ordre chronologique : ce sont plutôt les tourbillons de la mémoire, Karine est parfois une fillette, parfois un nourrisson, parfois un très jeune enfant ; l’on voit presque se dessiner la future adolescente, mais l’auteur s’arrête au seuil de cet âge ; temps plié, replié, décomposé, recomposé, approche fascinée d’une enfant chérie, mais qui laisse à Karine son mystère et les secrets de son enfance.
Les personnages de Cahen sont des passagers du temps et de l’espace : inconnus croisés qui aperçoivent soudain la caméra, femme élégante lisant et dormant dans un train, visages entr’aperçus. Ce ne sont pas les hommes ici qui regardent passer le fleuve, c’est le fleuve-image qui permet de voir passer les hommes (Sept visions fugitives, 1995). Au reste le devenir véhiculaire de l’image pourrait glisser vers le néant du flux ininterrompu : les ralentis, le montage, le retour de certains plans veillent à ce que cette catastrophe ne se produise jamais. Deux gestes au fond complémentaires chez l’artiste : soit il glisse, filme en passant les choses (par exemple d’un tramway dans certains plans de Hong Kong song) ; soit, immobile, il laisse venir à lui les êtres, au ralenti : Sanaa, passages en noir, sur un extrait de la Passion selon saint Jean est une série splendide d’apparitions de femmes yéménites ; c’est aussi un film pasolinien par son sens bouleversant de la picturalité du quotidien, par sa capacité presque ethnographique à capturer des attitudes du corps. Un visage alors peut se faire paysage à contempler (Françoise, en mémoire, installation vidéo de 2007) ; un paysage, urbain ou naturel, peut être traité comme un visage singulier à découvrir, et qui nous regarde(la vie sur et autour d’une voie ferrée à Hanoi dans Plus loin que la nuit, 2005). Une synthèse magnifique de ses deux attitudes peut être admirée dans L’île mystérieuse (1991), consacrée à l’île de Pâques aux cent visages de pierre, mais aussi à des enfants jouant dans le port de l’île. Filmer le mystère des pierres levées, ou celui de la grâce des enfants, c’est tout un. Il ne s’agit pas de commenter (Cahen évite chaque fois qu’il le peut le commentaire off), mais de montrer, comme un maître zen. Comme le rappelle Blind song (2008) : « Celui qui regarde entre dans le silence / Et par le silence, il entre dans l’image ». Beaucoup de ses œuvres sont une injonction simple et complexe à la fois : c’est cela.
On devine chez Cahen une sorte de délicatesse morale : le désir de voir n’est-il pas menacé de voyeurisme, d’exotisme à bon compte ? Son travail se situe aux antipodes du tourisme et du documentaire pressés. On songe à ces badauds décrits par Queneau dans Zazie dans le métro, qui descendent de leur autocar en répétant : « Kouavar ? Kouavouar ? ». Il y a un exotisme subtil chez Cahen, qui évite le pittoresque facile et le surplomb savant. Le poète Victor Segalen, grand maître en la matière, rêvait d’un exotisme qui soit une « esthétique de la sensation du divers » : Cahen le pratique. Comme Chris Marker, Robert Cahen est un citoyen du monde qui ne filme jamais des objets, mais seulement des sujets, qu’il s’agisse d’un enfant qui joue, d’une forêt dans la brume ou de la façade d’une maison. Dans un très bel article consacré à Cahen, Michel Chion notait qu’il nous donne à voir des « anonymes singuliers » : tel homme qui passe, telle petite fille qui grandit, et qui jamais n’est rapportée à l’Homme, à la Petite Fille. Michel Chion ajoute : « Au début de ces sept visions, on voit un œil d’enfant en gros plan, anonyme mais indubitablement chinois et bridé. Et à la fin, une oreille sur un crâne rasé indubitablement de bonze. Cet enfant, ce bonze, ne sont pas des archétypes, mais des sujets percevants, des exemplaires humains croisés par Cahen dans un foisonnement d’individus – et leurs images, sachons le voir, ne nous sont pas données comme symboliques ou interchangeables, l’image d’un jeune chinois ne vaut pas pour tous et toutes les autres, ou celle d’un bonze pour tous les autres. Cahen nous montre bien celui-là et celui-là seul qui fut filmé, anonyme mais singulier, chinois et bien chinois, mais aussi terrien ». La philosophie scolastique nommait de telles singularités des eccéités (et naguère Deleuze reprit ce concept), c’est-à-dire justement ce « cela » qui n’appartient qu’à tel instant, qu’à tel espace. Le moment où les enfants de L’île mystérieuse finissent par capturer, presque miraculeusement, un diodon qu’ils montrent fièrement à la caméra, est un parfait exemple d’eccéité ; ou si l’on veut : de grâce. Oui, Cahen ne filme que des eccéités, des supertankers, des individus, des nuages dans le ciel, tout ce qui passe et tout ce qui se passe : dans Blind song, par exemple, un chanteur de rue aveugle, la rue et ses rumeurs à Ho chi minh Ville ; dans L’étreinte, non moins les gestes de l’amour d’un couple que les affects que supposent cette étreinte, comme si l’intensité de la passion venait faire vaciller l’image.
On aura compris que la grande affaire de l’œuvre de Cahen est le temps – et la présence obsédante des oiseaux nous le suggère : Cahen est à la lettre un chronophotographe, comme le grand Etienne-Jules Marey, avec un sens baroque de la traversée des apparences, où se joue le sens le plus profond de l’utilisation des machines électroniques : car si la machine modifie la trame de l’image, c’est qu’il s’agit pour lui de révéler la trame du monde, et de ce qui s’y trame, comme dans cette adaptation-restitution d’un extrait de ballet du Susan Buirge Project intitulé Parcelle de ciel, où Cahen réinterprète magistralement la chorégraphie, avec un sens de la carnalité qui évoque Francis Bacon.
A ce compte-là, l’art de la vidéo est une activité éminemment éthique : la plus belle et la plus joyeuse leçon en ce domaine nous est donnée par la série des Cartes postales vidéo (1986, co-réalisé avec S. Huter et A. Longuet). Reprenant le cadre blanc et les couleurs passées des cartes postales des années 50, il y présente des vues d’abord fixes, de celles que nous ne savons plus regarder (Buckingham Palace, les Pyramides de Gizeh, la Tour Eiffel) ; puis ces images fixes se révèlent être une vidéo ; la photographie devient plan, et s’anime ; enfin on revient à l’arrêt. Ainsi le cliché, pendant un instant, s’est arraché à sa banalité, et de nouveau nous avons su regarder la Tour Eiffel, les Pyramides, le Palais de Buckingham : le temps de la vidéo est l’opérateur par lequel nous retrouvons la beauté du monde. La fameuse formule de Husserl, selon laquelle la vitesse est la vieillesse du monde, trouve ici un écho : la lenteur méditative des films de Robert Cahen redonne à notre monde fatigué une belle jeunesse. Parfois c’est par un plan à la Tati (des Horseguards traités en jouets mécaniques, un touriste qui vient gâcher la photographie d’un confrère en lui bouchant la vue) ; parfois c’est un haïku (le plus beau à mes yeux étant Island : des cailloux-îles se transforment sous nos yeux en cygnes). De la dialectique du son et de l’image naît une poésie du quotidien : il suffit d’un bruit de clefs pour transformer la relève de la garde en ballet mécanique, pour qui sait voir, et entendre. Poésie qui suppose une réflexion sur le rapport entre photographie et image mouvante puisqu’il s’agit, dans l’image animée, de savoir repérer le détail qui va la transfigurer en vision poétique ; et dans l’image fixe, d’être capable de nous faire sentir le mouvement que l’appareil photographique a gelé. Comme tous les grands artistes, Robert Cahen aiguise notre regard, et tel est le plus beau compliment à lui faire : il nous conduit à mieux voir et à mieux entendre le monde. Artiste non voyeur, mais voyant.
Images du monde flottant
Sans doute Cahen invite-t-il son spectateur, avec une élégante discrétion, à faire l’expérience d’un lyrisme très particulier. Car son œuvre si personnelle n’est ni solipsiste, ni intimiste : le lyrisme cahenien ouvert sur le monde, ouvert au spectateur. A l’évidence, la façon dont il évoque des thématiques personnelles reste assez allusive : il est certain qu’une figure paternelle traverse son œuvre, et sans doute est-elle liée, en partie, à l’image d’un Cronos assez inquiétant, qui peut-être va dévorer tous ses enfants ; sans doute - mais ceci le regarde, en somme - Cahen a-t-il trouvé dans la vidéo le moyen d’apprivoiser le monstre que nous appelons le Temps. Car si, en tant que fils, il lui est soumis, en tant que père de ses œuvres, il y échappe, et le spectateur avec lui. L’univers de Robert Cahen n’a pas besoin d’être rapporté aux coordonnées de son moi social pour être aimé et senti : quand il livre des éléments d’une mythologie familiale et personnelle, il ne nous l’impose pas ; il n’y a rien ici à interpréter, à décoder, mais tout à éprouver. Dans l’installation intitulée Tombe (1997), par exemple, il a filmé des objets tombant dans l’eau d’une piscine : les objets descendent, alentis par le liquide, du haut au bas de l’écran (une chaise, un drap, un train-jouet). Contre les lois de la gravitation universelle et de l’entropie, contre l’Irrémédiable qui fait tout choir et déchoir, l’œuvre se fait havre de paix, et recueillement : en bon photographe, Cahen sait que sa sainte patronne est cette sainte Véronique qui passe pour avoir recueilli sur un linge l’empreinte du visage du Christ, en chemin vers le Golgotha. Il a d’ailleurs conçu une installation en ce sens, intitulée Suaire (1997). Et dans Dernier adieu (1988) figure cette image proustienne : un nourrisson dans les bras de son père, penché vers une sorte de lanterne magique, et fasciné par elle. C’est peut-être, non pas le symbole du vidéaste, mais de ce qui en lui et en nous est fidèle à la fascination primaire que nous éprouvons pour l’image. Voici donc l’auteur à son tour portraituré en anonyme singulier. Mais s’agit-il seulement de voir ? Plutôt de regarder : on sait que ce verbe est formé sur le préfixe intensif, « re », et sur une racine qui signifie « gardien » (d’où vient le « ward » anglais : gardien ; mais aussi, en français, nos égards). Etre le gardien des beautés fugitives du monde, avoir pour elles tous les égards, telle est l’élégance propre aux œuvres de Cahen.
Comment définir, dès lors, l’éthique de Robert Cahen ? Deux détours s’imposent par ce Japon avec lequel il a tant d’affinités. Littérature : la vidéo intitulée Corps flottants (1997) est un hommage au classique de la littérature nippone, l’Oreiller d’herbes (expression qui désigne en japonais le « voyage ») de Sôseki : un peintre se retire à la campagne pour méditer sur son art ; tout Cahen est là, dans cette attitude de retrait songeur, et de curiosité pour le monde. A cette occasion il utilise le meilleur oscilloscope naturel : l’eau des thermes où se baignent ses personnages. Art graphique : au XVIIème siècle le Japon invente une nouvelle forme, l’estampe u-kyoe, bon marché parce que reproductible ; et c’est dans cette forme-là que de grands artistes - les plus connus sont Utamaro, Hiroshige, et Hokusai - peignent le monde contemporain, ses transformations, ses charmes éternels et passagers. Robert Cahen fait de la vidéo comme ces hommes firent de l’estampe : il peint le monde qui nous est contemporain. Le parallèle avec l’u-kyoe n’est pas gratuit si l’on se souvient que ce terme signifie « monde flottant », expression aux connotations nettement bouddhiques, et renvoie aussi bien à l’idée d’une impermanence du monde sensible, qu’au souci de peindre les évolutions de la vie quotidienne moderne, la beauté intemporelle des paysages, et d’une façon générale tout ce qui est passager, des saisons naturelles aux passions humaines. J’ignore si Robert Cahen connaît bien cette tradition de l’u-kyoe ; il importe surtout qu’il manifeste avec elle une affinité profonde, et qu’il la réinvente. Et qu’il élabore une sorte de morale élémentaire dans tous les sens du terme.
Tout cinéaste, tout photographe, tout vidéaste digne de ce nom se pose la question - et son travail se définit autant par les images qu’il réalise que par celles auxquelles il renonce - : à quoi bon les images ? Un texte de Dernier adieu (1988) le dit : « Tant d’images nous font voir, sinon le passé, du moins des états, moments, situations, qui n’ont existence que pour disparaître. Comment, sans elles, imaginer par où, probablement, nous sommes passés ? ». Ajoutons : et par où, aussi, nous sommes passé : parents, enfance, éducation. Dans sa remarquable étude sur le travail de Robert Cahen (Robert Cahen, il respiro del tempo), Sandra Lischi cite un de ses souvenirs de jeunesse : le frère de l’artiste s’amusait à arrêter son petit projecteur Pathé au moment où le parachutiste sautait et, imitant sa voix, s’exclamait « zut, j’ai oublié mon parachute !», avant de le faire remonter dans l’avion ; reproduisant ainsi, sans le savoir, un des gags des premiers opérateurs-projectionnistes Lumière, qui renvoyaient le nageur sur son plongeoir. La vidéo peut-elle, à son tour, empêcher la chute mortelle, échapper dans une certaine mesure à la mort ? Cahen y a peut-être rêvé ; mais il sait mieux que personne combien nous sommes irrémédiablement soumis à la finitude, à la loi du passage. Et s’il inverse parfois des mouvements dans certains plans de ses films, c’est moins pour nier le temps que pour souligner, en lui, une élégance, une grâce, une beauté. La sagesse de Robert Cahen consiste à accompagner le mouvement du temps, et à le faire en musicien : sehr langsam. La vidéo est dans une certaine mesure comparable à une lanterne magique, objet proustien grâce auquel l’enfant qui est en l’homme peut projeter des images sur les murs de sa chambre, se raconter des histoires pour échapper au temps ; mais l’artiste, lui, connaît le secret du monde, et les vidéos de Robert Cahen le révèlent comme les derniers mots de La Recherche du temps perdu, si simples et si terribles : tout est dans le temps.
Stéphane Audeguy