Boulez Répons

1985 43', couleur, sonore
Production : I.N.A., COL IMA SON, IRCAM/CGP avec la collaboration du Ministère de la Culture et du Centre Georges Pompidou.
Musique: Pierre Boulez, exécutée par l'Ensemble Intercontemporain sous la direction de Pierre Boulez.
Réalisation: Robert Cahen
Montage : Ermeline Le Mezo
Directeur de la photographie : Marc Baschet
Effets spéciaux : Stéphane Huter
Premier prix au Festival «L'immagine elettronica», Bologna, 1986.

"REPONS" est une œuvre maîtresse de Pierre Boulez. Robert Cahen s'est donné comme tâche de nous la transmettre grâce à la vidéo. L'ensemble inter contemporain est dirigé par Pierre Boulez.

" Quand un auditeur-créateur capte, prolonge, ré-engendre et recompose, puis concrétise en images les éclats et les ondes, cela donne "Boulez-Répons", un beau film". (Michel Chion)

"Répons" de Pierre Boulez, oeuvre pour six solistes, ensemble instrumental et dispositif électro-acoustique, fut créée en 1981. Robert Cahen filme les musiciens, y ajoute des vagues, des feuillages et détourne ce matériel visuel. Il découpe, ralentit, démultiplie, fait éclater l'image, créant un univers fantastique qui accentue l'aspect intemporel et quasi impressionniste de la musique.


Pierre Boulez et Robert Cahen. Tournage de « Répons », de Pierre Boulez, au Centre Pompidou. 1984


Michel Chion
L’eau des miroirs

Et d’abord cette idée de couper le fil du synchronisme. Seul le compositeur-chef d’orchestre, isolé dans son nuage, reste comme gardien du temps réel, tandis que les instrumentistes, eux, dérivent dans des ralentis d’aquarium. Leurs images, qu’ils soient isolés ou en groupe, venant nous rappeler que dans « soliste » il y a « seul ».

 

Ainsi, chacun d’eux est seul, et si on les voit occupés par l’exécution de la musique, celle-ci les déborde toujours de partout, et ne sera jamais la seule addition de leurs efforts séparés. Le son, échappé du corps sonore, n’y retourne jamais, et vit désormais dans une autre sphère d’existence. C’est cette évasion aussi que filme Robert Cahen.


Mais sa première trouvaille, dans une réalisation que je tiens pour complètement aboutie, c’est de n’avoir confronté l’image de l’exécution et l’audition de son résultat qu’en les déliant de tout asservissement temporel automatique, et donc d’une correspondance terme à terme du vu et de l’entendu. Même chose pour la forme générale : on n’a pas voulu décalquer, dupliquer la forme et l’articulation musicales. Un découpage visuel très structuré, en séquences nettement distinctes, se superpose à un déroulement musical dont il ne prétend pas, et à juste raison, épouser les contours.

Car c’est cette combinaison particulière et toujours imprévisible de précision et de souplesse, de synchronisme et de dé-synchronisme, qui fait exister le film dans sa complexité, sa force, en permettant à l’image de ne pas être simple retransmission, et à la musique simple émanation acoustique, ou illustration. Rien n’est limité, fermé, car les trois ingrédients visuels de ce film (filmage de l’exécution, phénomènes naturels retravaillés par les moyens de la vidéo, et enfin interventions brèves, mais déterminantes, de l’image de l’homme qui court, et en qui semble se résumer l’humanité) se succèdent, se coupent, se fondent, constamment, et sans esprit de système.

L’image vidéo est fontaine d’images inépuisables, et tout de suite après buvard magique, épongeant instantanément ces Niagaras, pour nous ramener à l’image concrète d’un instrument qui est là, dans son travail, en situation, souvent, de guet et d’attente.


Une des idées fondamentales de l’œuvre, on le sait, c’est d’avoir choisi pour les solistes non des instruments mus par l’archet ou le souffle (lesquels sont réservés à l’ensemble), mais des instruments dont les sons ont pour destin obligé de s’éteindre plus ou moins vite, une fois donné le choc qui déclenche : piano, cymbalum, etc. Tous instruments dont le son ne peut être entretenu que par une sorte de leurre, qui est la répétition rapide, le trille... L’écriture même de cette pièce rend l’oreille attentive à ces histoires d’entretiens et de résonnances, d’extinction acoustique, histoires courtes ou longues, simples ou complexes, de la retombée de la musique vers le silence ou de la lutte pour l’y arracher. Même les sons de la machine 4X, Boulez les emploie comme s’ils étaient le dernier recours d’un acharnement thérapeutique pour prolonger la vie du son, ou plutôt, pour enrichir la fascinante histoire de sa mort.

Et quand Robert Cahen confronte à cette musique ses images décalées ou synchrones, réalistes ou surréelles, il éveille une question constante, celle de la cause et de l’effet. Qui a déclenché quoi ? Cette masse visuelle est-elle la source de ce son ? Le choc visible de cette mailloche, le déclencheur des ondes aquatiques ? Le son fait-il vibrer l’image, ou le contraire ? Question toujours reconduite, sollicitant toute l’intelligence de la perception mais aussi, souplement, ses capacités de rêverie.

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Parfois la musique, le film, semblent porter ce jeu à une puissance seconde l’arrachant aux lois naturelles. L’intervention de certaines manipulations visuelles en miroir ouvre dans l’image un abîme, une ressource au- delà des sources. Le flux et le reflux du monde, qui n’est ordinairement que la pulsation de son entretien, voué de toute façon à l’érosion, à la mort, semble redevenir genèse, engendrement primordial.

Les vagues poussant les vagues, à n’en plus finir, composent une force qui pourrait ne s’épuiser jamais : c’est le climax. Puis vient le moment – ce sont les dernières minutes – où le film sait qu’il est temps de laisser filer l’œuvre musicale vers son destin ouvert, et où l’image choisit de rester sur la rive, continuant de proposer à la rêverie de l’écoute sa surface miroitante. Il a compris, le film, qu’il ne s’agit pas d’attraper la musique dans sa boîte, mais, la laissant vivre dans sa dimension propre, de promener le long d’elle le faux miroir brisé de ses images-voyages. Mais toute audition particulière d’une œuvre, dans une conscience et une sensibilité d’auditeur-créateur ne l’est-elle pas déjà, un « faux miroir brisé » ? Et quand un auditeur- créateur capte, prolonge, réengendre et recompose, puis concrétise en images les éclats et les ondes que fait dans sa conscience une œuvre musicale – cela donne ceci, Boulez-Répons, un beau film.